Un vent d'acier
civiques voulurent bien écouter son histoire. Leur chef dit qu’elle était facile à vérifier. En deux minutes, on fut aux Messageries où le registre des arrivées et la valise servirent de preuves. Le chef de patrouille se montra bienveillant.
« Tu aurais dû, dit-il, au lieu de chercher d’abord à te loger, aller directement au comité de cette section, il siégeait encore à huit heures. Tu t’es trompé, ce n’est pas un crime. Nous devons nous montrer sévères à l’encontre des suspects, mais nous ne tracassons pas les honnêtes citoyens. » Il lui conseilla de passer le reste de la nuit ici. Le commis du bureau, qui s’apprêtait à reprendre sa veille somnolente dans un fauteuil, près du poêle, permit au voyageur de s’improviser une couche sur des ballots.
Quand il s’éveilla, au petit jour, Kerverseau ne songeait qu’à retourner chez lui le plus tôt possible. Cette expérience lui suffisait. Au diable les affaires ! elles attendraient des temps meilleurs. Il apprit d’un nouveau commis, remplaçant le précédent, qu’une diligence partait à huit heures. Il en était sept. Le voyageur s’empressa de retenir une place, courut déjeuner dans un café voisin et revint vivement s’installer dans la voiture avec sa valise récupérée. La diligence allait démarrer, quand un commissaire de police se présenta pour vérifier les passeports. « Descendez, vous n’êtes pas en règle », dit-il après avoir examiné celui de Kerverseau. « Comment, pas en règle !
— Non. Ce passe n’est point visé par le comité révolutionnaire de la section sur laquelle vous étiez logé.
— Citoyen, je n’ai logé nulle part. Je suis arrivé hier soir à huit heures, j’ai terminé mes affaires à neuf, j’ai passé la nuit dans ce bureau, et je pars.
— Il n’y a point d’affaires qui tiennent. On ne peut quitter Paris sans avoir fait rafraîchir son passeport à un comité révolutionnaire, l’arrêté de la Commune est précis à cet égard. Il faut aller montrer votre figure aux commissaires. »
Kerverseau dut descendre. Dans son émoi, il oublia sa valise que la diligence emporta.
En se maudissant d’avoir quitté la province, il entra dans le premier garni. On le reçut bien, à cette heure, car les voyageurs n’abondaient pas. Cela ne l’étonnait point, à présent. L’hôtesse lui dit où il trouverait le comité de la section. Il s’y rendit. Le grand jour, les Parisiens qui avaient tout l’air de circuler librement le rassurèrent un peu. La bigarrure des rues le stupéfiait : ces façades peinturlurées, les pavillons tricolores au-dessus des portes de toutes les maisons habitées, les banderoles surmontant les fenêtres, et ces inscriptions sur les murs : « Unité, indivisibilité, liberté, égalité, ou la mort », « La bienfaisance, la justice et l’humanité sont à l’ordre du jour », ou encore : « Les citoyens habitant cet immeuble ont fourni leur contingent de sel vengeur pour immoler les tyrans. » Partout se répétaient les mêmes mots : fraternité, égalité, liberté. Il pensait à la scène dont il avait été témoin dans la nuit ; et, songeant aux deux cent mille détenus dans les maisons nationales, il médita sur une phrase de Voltaire : « On ne parle jamais tant de liberté dans un État que quand la liberté n’y existe plus. »
La section siégeait dans l’ancien couvent des Filles-Saint-Thomas, où Weber, le frère de lait de Marie-Antoinette, avait, en septembre 92, connu de telles transes après avoir échappé par miracle aux massacreurs de la Force. Un vaste drapeau coiffé d’un énorme bonnet rouge remplaçait la croix du portail devant lequel des piquiers en sabots montaient la garde en soufflant dans leurs doigts. Kerverseau pénétra dans la petite cour qui lui parut garnie de coupe-jarrets des plus patibulaires. C’étaient simplement des ouvriers, des artisans, des petits boutiquiers ruinés, comme le brave Nicolas Vinchon contraint lui aussi de prendre la garde à son tour, dans sa section, sur l’autre rive de la Seine.
Le Comité patriotique se tenait à l’étage. Un escalier fort crasseux y mena le visiteur qui pénétra dans une antichambre plus sale encore, digne en tout point, estima-t-il, d’être celle des Enfers. Il suffoquait. Dans la fumée des pipes, la chaleur d’un poêle ardent accentuait une odeur d’humanité malpropre, de vin et de mangeaille, à lever le cœur. Un des
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