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Un vent d'acier

Un vent d'acier

Titel: Un vent d'acier Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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gibier, laitages, fruits d’hiver. Ils ou elles revendaient le tout à des clients aisés. Les sectionnaires à cinquante sous par jour n’en pouvaient donner vingt pour avoir un chou. En revanche, avec cent francs par tête on mangeait fort bien chez les restaurateurs de la place des Victoires-Nationales. Avec deux cents francs, muscadins et sans-culottes profiteurs de la Révolution se gobergeaient au ci-devant Palais-Royal, chez Venua ou chez le Suisse du Pont-Tournant.
    L’institution de la carte de pain, de la carte de viande ne changeait rien à cela, pas plus que l’obligation de tuer exclusivement dans les abattoirs autorisés, pas plus que l’interdiction d’aller faire la queue aux boutiques avant six heures du matin, pas plus que la surveillance des routes par la police, pas plus enfin que le guillotinage de quelques « bouchers aristocrates » et d’acheteurs clandestins. L’Assemblée avait enjoint à la Commune de faire labourer les pelouses des Tuileries, du Luxembourg, de tous les jardins, pour y cultiver des pommes de terre et autres légumes. Encore fallait-il attendre la saison favorable.
    Dans la grisaille de l’hiver, Paris prenait un air étrangement lugubre, avec nombre de ses demeures fermées, soit par l’émigration, soit parce que les habitants effrayés s’étaient retirés dans leurs maisons de campagne. Les grilles arrachées aux hôtels aristocratiques laissaient des porches béants, des cicatrices sur les murs. Les arbres, taillés ras pour fournir un peu de bois aux indigents, ne dressaient plus que des moignons. Les façades barbouillées de bleu, blanc, rouge par les propriétaires ou les locataires soucieux de signaler leurs sentiments patriotiques, se délavaient à la pluie qui mélangeait les couleurs avec le noir des inscriptions révolutionnaires, détrempait les drapeaux, achevait de ronger les effigies en stuc dressées par David. Sur la place de la Révolution, elle entraînait en filets, en flaques, le sang dont le sol était imbibé sous l’échafaud vers lequel se dirigeaient chaque jour les charrettes rouges. Elles passaient au long des queues qui se succédaient aux épiceries, aux boulangeries, aux boucheries. Sous la surveillance de quelques sectionnaires équipés de bric et de broc, munis de piques ou de fusils de chasse, les gens emmitouflés s’alignaient, tenant d’une main la corde tendue depuis la porte afin que chacun gardât son rang. Parfois des malveillants ou des retardataires coupaient subrepticement cette corde. C’était alors le désordre, la bagarre, voire le pillage. Les beaux étalages qui attiraient autrefois le chaland n’existaient plus : les magasins de modes travaillaient à l’habillement des troupes, les tailleurs confectionnaient des uniformes. Ce commerce-là ne chômait point. Au contraire, il embauchait toujours davantage, car les ateliers de citoyennes bénévoles étaient loin de pouvoir produire les articles dont on avait besoin par centaines de milliers.
    Le soir, à cinq heures, les théâtres encore ouverts, où l’on ne donnait que des pièces patriotiques, regorgeaient : on y avait chaud et le billet coûtait moins que trois heures de chandelle.
    Ne sortant guère du Carrousel, Claude se rendait peu compte de la sinistre transformation de Paris. Mais un « vainqueur de la Bastille », Kerverseau, ancien homme de loi, qui, ayant quitté depuis dix-huit mois la capitale, y retournait pour affaires en ce début de janvier 94, demeurait stupéfait en voyant, à huit heures du soir, par les portières de la diligence roulant vers la place des Victoires, le morne aspect de la ville. Quel changement ! Même à l’époque où il en était sorti, c’était l’heure la plus brillante. À la lueur de l’infinité des réverbères se joignait l’éclat des lampes multipliées qui faisaient jaillir la lumière des boutiques où le luxe et les arts entassaient mille objets plus élégants, plus précieux les uns que les autres. C’était l’heure où des bougies étincelaient à travers les vitres, à tous les étages, où les voitures se croisaient avec rapidité pour se rendre aux différents spectacles, aux concerts, aux bals qui se donnaient dans tous les quartiers. Au lieu de ce tumulte, de cette foule animée, de cet éclat imposant, un silence sépulcral régnait dans les rues, les boutiques étaient déjà fermées, chacun s’empressait de se barricader chez soi, « et l’on dirait, songeait-il, que

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