Un vent d'acier
discours :
« Français, Républicains, il est enfin arrivé, ce jour à jamais fortuné que le peuple français consacre à l’Être suprême ! Jamais le monde qu’il a créé n’offrit à son auteur un spectacle si digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l’imposture. Il voit dans ce moment une nation entière, aux prises avec tous les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux héroïques pour élever sa pensée et ses vœux vers le grand Être qui lui donna la mission de les entreprendre et la force de les exécuter…»
Robespierre chanta les louanges de l’Éternel : « Il a créé les hommes pour s’aider, s’aimer mutuellement et pour arriver au bonheur par la route de la vertu… Tout ce qui est bon est son ouvrage ; le mal appartient à l’homme dépravé qui opprime ou laisse opprimer ses semblables », puis il déclara : « Être des êtres, nous n’avons pas à t’adresser d’injustes prières : la haine de l’hypocrisie et de la tyrannie brûle dans nos cœurs avec l’amour de la justice et de la patrie. Notre sang coule pour la cause de l’humanité. Voilà notre prière, voilà nos sacrifices, voilà le culte que nous t’offrons. »
Et l’orateur conclut : « Demain, reprenant nos travaux, nous combattrons encore les vices et les tyrans. »
Plusieurs fois ce bref discours avait été coupé d’applaudissements auxquels s’associaient de confiance les gens qui ne comprenaient pas les paroles. Mais la dernière phrase déçut généralement et déplut. La majeure partie du public s’attendait à entendre annoncer une espèce de réconciliation nationale sous les auspices de l’Être suprême, l’abolissement des mesures de rigueur, la fin de la vie difficile. Au sein même de la Convention, beaucoup se sentaient visés par cette allusion à la poursuite du combat contre les vices, et considéraient comme une intolérable hypocrisie les mots « tyrans, tyrannie, oppression » dans la bouche de Robespierre.
Grave et compassé, tel un pontife, il descendit l’escalier monumental où tous les yeux le suivaient. L’ironie, la haine l’accompagnaient. Il s’avança vers les statues de toile. Ruggieri lui remit une symbolique lance à feu, avec laquelle le petit homme toucha la robe de l’Athéisme tandis que des aides enflammaient tout le groupe. Un tourbillon de fumée sombre et âcre s’éleva aussitôt, lançant de hautes volutes. En un instant, tout fut consumé, la Sagesse apparut. Mais dans quel état ! charbonnée, lamentable, la figure tachée de noir. Quand Robespierre regagna la tribune, les ricanements, les sarcasmes se donnaient libre cours parmi ses collègues. « Ta sagesse est obscurcie », lui lança-t-on. Et lorsqu’il reprit la parole pour déclarer, de l’athéisme : « Il est rentré dans le néant, ce monstre que le génie des rois avait vomi sur la France », les sceptiques ne se privèrent plus de s’esclaffer.
Cependant l’immense chœur soutenu par l’immense orchestre attaquait l’hymne à l’Eternel, dont tout le peuple, jusque sur la place de la Révolution, accompagna la mélodie. En même temps, les choristes en robes blanches faisaient pleuvoir des pétales de roses. C’eût été sublime, songeait Claude en écoutant cette voix formidable et harmonieuse qui sortait de centaines de milliers de poitrines, si l’on avait chanté ainsi La Marseillaise ou quelque hymne patriotique, au lieu de ces absurdes cantiques. Beaucoup de conventionnels partageaient cette opinion, leur hostilité contre Robespierre commençait de se manifester ouvertement.
On descendit. Le cortège se forma pour gagner le Champ-de-Mars. En tête, cent tambours, des musiques militaires ouvrirent la marche, suivis par un détachement de cavalerie. Derrière, venaient les différents groupes des sections, puis un char « rustique » tiré par huit bœufs aux cornes dorées, caparaçonnés aux couleurs nationales. La Liberté figurait là-dessus, assise, une massue à la main, ombragée par un jeune arbre et entourée d’une quantité d’instruments agricoles. La Convention accompagnait le char. Parmi les représentants, détonnaient certains irréductibles qui, tel Vadier, avaient refusé l’uniforme, se contentant de l’écharpe. Le groupe entier était encadré par un ruban tricolore « porté par l’enfance ornée de violettes, l’adolescence ornée de myrtes, la virilité ornée de
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