Un vent d'acier
les chemins du bois de Boulogne. D’autres s’étourdissaient au théâtre, au Vaudeville où ils oubliaient, un moment, leur cauchemar. Mais tous, rentrés chez eux, vivaient dans la hantise d’entendre des pas lourds s’arrêter devant la porte, et le marteau retentir rudement. Certains ne couchaient plus dans leur maison. Tallien ne sortait qu’accompagné par un hercule armé d’un énorme gourdin et capable à lui seul de mettre en fuite une patrouille. À la Convention où beaucoup n’osaient pas ne point continuer à se rendre, d’aucuns ne s’asseyaient pas. Ils restaient debout au pied de la tribune, prêts à s’enfuir. Vadier, toujours gouailleur, avait beau s’efforcer de les rassurer en leur parlant du grand miracle qu’il allait bientôt accomplir grâce aux sept sceaux du Saint-Esprit, aux sept dons de la Nouvelle Ève, ses mines entendues et satisfaites, ses airs malins ne réconfortaient point les effrayés.
Vadier devait lire son rapport le 27. Le Vieil Inquisiteur, comme on le surnommait, préparait son public en annonçant en confidence aux uns et aux autres que ce jour-là il y aurait du rire à la Convention. La nouvelle faisait boule de neige, et Vadier en avait peut-être trop dit, car le 26, au moment où l’on sortait du Comité, Claude, en traversant l’antisalle, entendit le jeune Vilatte conseiller aux secrétaires : « Allez à l’Assemblée demain, elle s’égaiera avec l’affaire de la Mère de Dieu. » Il ne savait assurément pas que cette affaire touchait à l’Incorruptible. Une chose assez surprenante se produisit alors. Robespierre avait également entendu. Il rougit violemment. « Comment ça ! Est-ce sûr ? » demanda-t-il. Puis, avec colère : « Des conspirations chimériques pour en cacher de réelles ! » Et il partit, furieux. Il connaissait donc, au moins de nom, cette Mère de Dieu. Claude soupçonna que Vadier, Héron et Sénar ne savaient pas tout là-dessus. Leur dossier était extrêmement mince. Mais si la Convention décidait l’envoi à Fouquier-Tinville, on pouvait croire, d’après la mine de Maximilien, que se découvriraient des choses sans doute gênantes pour lui.
En arrivant à la Convention, le lendemain matin, avec Prieur et Barère, Claude vit Bréard au fauteuil. Maximilien s’était abstenu de venir. Pour l’instant on liquidait les broutilles. Après avoir reçu quelques pétitionnaires ouvriers protestant contre le maximum appliqué aux salaires, on écoutait, très vaguement, l’analyse de la correspondance. « La société populaire de Rivesaltes fait part qu’elle a célébré dans le temple de la Raison une fête en l’honneur du général Dagobert… La société populaire de Stenay envoie les détails de la fête célébrée dans cette commune pour l’inauguration d’un temple à la Raison. » Décidément l’Être suprême ne prenait guère, en province. C’était réconfortant. « L’agent national du district de Neuville, Loiret, fait hommage à la Convention d’un hymne qu’il a composé…»
Enfin Vadier prit place à la tribune. On riait par avance, et l’on ne cessa point de rire tout le temps que dura son discours bouffon. Sans nommer une seule fois Robespierre, le Vieil Inquisiteur le ridiculisait de toutes les manières, se moquait de son mysticisme, de sa vanité. Tout en accablant de traits ironiques, mordants ou égrillards, les dévots de la rue Contrescarpe, il laissait entendre que l’on connaissait bien le principal d’entre eux sans oser se risquer à le désigner ici. De la sorte, chacun pouvait imaginer le pontife de l’Être suprême trônant avec la Mère de Dieu et dom Gerle au milieu de leurs ouailles, recevant comme les autres « les sept baisers rituels » et, à son tour, « suçant voluptueusement le menton de la vieille folle ». À qui, mieux qu’à Robespierre, s’appliquait cette « abnégation des plaisirs charnels imposée aux élus de la Mère de Dieu », dont Vadier tirait de burlesques et cruels effets ? Le déchaînement contre l’athéisme, et la suprême aspiration de l’Incorruptible apparaissaient clairement dans l’évocation grotesque « du grand coup de tonnerre qui doit réduire en poudre tous les mécréants et n’épargner que les adeptes de la mère Catherine, immortels comme elle-même. Chantant ses louanges, ils jouiront sans fin, au paradis terrestre qu’elle va rétablir, de l’éclat radieux de son antique
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