Un vent d'acier
voulait inévitablement la force des choses, et les y poussait de son mieux. Quand ils se seraient tous guillotinés les uns les autres, quand la Révolution aurait, selon le mot de Danton, jeté toute son écume, viendrait alors son temps, à lui. Il suffisait de durer. En vérité, il ne courait guère de risques. Les modérés étaient les seuls que l’on ne songeât point à raccourcir. Au plus fort de la « boucherie de députés », pas un seul « crapaud du Marais » ne portait sa tête à l’échafaud. Leurs voix étaient bien trop nécessaires aux partis opposés, on n’allait pas en diminuer le nombre. C’est ainsi que, silencieux, invisible, mais agissant, Sieyès guidait la Révolution vers ses propres fins. Toute sa conduite, depuis les premiers temps de la Convention, montrait une parfaite continuité. Par les fluctuations des modérés, il avait encouragé les Brissotins à s’engager contre la Montagne, provoqué la crise aiguë en votant la mort du roi, puis livré la Gironde aux Montagnards, permis la Terreur, soutenu tantôt Danton contre Robespierre, tantôt Robespierre contre Danton jusqu’à ce que l’un d’eux s’usât dans cette partie et y succombât. Il ne lui restait plus maintenant qu’à aider au renversement de l’Incorruptible. Il y était assurément tout disposé.
Autour du billard, se trouvaient avec lui Cambacérès et Durand-Maillane : les deux chefs officiels de la Plaine avec Boissy d’Anglas. Sieyès, Cambacérès et Durand-Maillane connaissaient la nouvelle. Elle semblait les émouvoir peu. Tâtant prudemment leurs dispositions, Claude s’aperçut que Maillane et Cambacérès restaient favorables à Robespierre. Cela ne l’étonna point. Cambon, Carnot, Lindet, Barras et des intermédiaires de Billaud-Varenne avaient, ces jours-ci, trouvé peu d’audience auprès des membres de la Plaine. Ceux-ci méprisaient les ennemis de Robespierre, ces anciens Hébertistes, ces complices tarés de Danton, spéculateurs ou proconsuls sanguinaires. L’Incorruptible avait au moins pour lui son honnêteté, ses vues politiques, sa volonté d’ordre. Sans doute aussi, l’intention qu’on lui prêtait de rétablir sous une forme ou une autre la monarchie lui valait-elle des sympathies au centre où demeuraient des monarchistes constitutionnels impénitents.
Sieyès carambolait sans rien dire. Claude ne tenta pas d’exhorter les deux autres. Il leur révéla simplement les manœuvres des Robespierristes de la Commune préparant une insurrection, et il ajouta : « Vous plaît-il que, de nouveau, on mène le peuple en armes assiéger l’Assemblée, pour vous contraindre à livrer une vingtaine de vos collègues ?
— Bah ! répondit Maillane, ne l’avez-vous pas fait, vous autres, le 2 juin ? Cette fois, il ne sera pas besoin de nous forcer. Fouché, Tallien, Bourdon, l’odieux Carrier et autres, nous les abandonnerons avec plaisir au destin qu’ils méritent. »
Claude se retirait, lorsque Sieyès le rejoignit. « Sois sans crainte, mon ami, lui glissa-t-il. Attaquez seulement avec vigueur, la Plaine suivra. » Il retourna au billard.
Le lendemain, 8 thermidor, 26 juillet, peu avant midi, Robespierre fit son entrée à la Convention. Augustin, Le Bas, Saint-Just et Couthon l’y avaient précédé. La vaste salle, haute, longue – avec son faux marbre, ses tentures vertes relevées par des cordons écarlates, ses effigies de sages, ses galeries, ses amphithéâtres de banquettes bleues pour le public, ses gradins de banquettes vertes pour les représentants, en face de ceux-ci le bloc de la tribune et du bureau surplombé par le bouquet sans cesse plus nombreux des drapeaux pris à l’ennemi –, était comble et fiévreuse comme aux jours des plus grandes batailles contre la Gironde. Le public avait envahi, dans l’hémicycle, la place laissée vide par les députés absents, détenus ou morts. Les membres des Comités arrivaient successivement. Installé au fauteuil, Collot d’Herbois présidait. Dans l’indifférence de tous, il analysait la correspondance. L’apparition de Robespierre au milieu des groupes qui stationnaient encore devant la porte arrêta tout. Il demanda la parole, gravit les marches d’acajou donnant accès à la tribune. Dans le silence tendu, il posa sur la tablette le cahier de son discours et commença par une allusion directe à un rapport fait par Barère, la veille, sur l’état comparatif de la France en
Weitere Kostenlose Bücher