Un vent d'acier
Mais qui étaient donc ces calomniateurs ? »
On y arrivait enfin ! Après ce long, habile et souvent juste tableau, l’Incorruptible allait désigner ses ennemis et nommer les victimes qu’il réclamait. Claude autour de lui voyait des visages pâlis ou rougis, des traits crispés, des mains nerveuses. Tallien, de la paume, essuyait la sueur sur son menton. Les lèvres de Panis tremblaient.
« Je puis répondre, reprit le tribun, que les auteurs de ce plan de calomnie sont d’abord le duc d’York et M. Pitt et tous les tyrans armés contre nous. Qui ensuite ? Ah ! je n’ose les nommer dans ce moment et dans ce lieu. Je ne puis me résoudre à déchirer entièrement le voile qui couvre ce profond mystère d’iniquités. Mais ce que je puis affirmer positivement, c’est que les agents de ce système de corruption et d’extravagance, le plus puissant de tous les moyens inventés par l’étranger pour perdre la république, sont les apôtres impurs de l’athéisme et de l’immoralité dont il est la base. »
Ainsi, il ne poussait quand même pas son attaque jusqu’à donner les noms de ces « calomniateurs » dont il voulait lestêtes. Pourquoi, comme Danton, menaçait-il au lieu de frapper ? se demandait Claude. Hésitait-il à rompre avec Saint-Just en anéantissant sa tentative pacificatrice ? ou se réservait-il de « déchirer entièrement le voile » après un rapport d’esprit tout différent de celui que l’équivoque Saint-Just avait annoncé ? De toute façon, c’était la pire maladresse. S’imaginait-il donc qu’on allait lui laisser du loisir ? Ulcéré par cette obstination à rendre la liberté d’esprit responsable de tous les maux, Claude résolut de combattre à mort. Il haïssait, en ce moment, avec fureur, ce petit homme poudré, cambré dans son habit bleu barbeau, et dont le visage, frappé en plein par la lumière, se détachait à la tribune sur le fond du bureau présidentiel. Il le détestait comme il avait, au 2 juin, détesté le criminel aveuglement de Lanjuinais.
Et Robespierre insistait, dépeignait l’affreuse anarchie dans laquelle l’impiété avait plongé la France. « De tous les prodiges de notre Révolution, celui que la postérité concevra le moins, c’est que nous ayons pu échapper à ce danger. Grâces immortelles vous soient rendues, vous avez sauvé la Patrie ! Votre décret du 18 floréal est à lui seul une révolution… Ô jour à jamais fortuné où le peuple français tout entier s’éleva pour rendre à l’auteur de la nature le seul hommage digne de lui ! Quel touchant assemblage de tous les objets qui peuvent enchanter le cœur des hommes ! Être des êtres ! le jour où l’univers sortit de tes mains toutes-puissantes brilla-t-il d’une lumière plus agréable à tes yeux que le jour où, brisant le joug du crime et de l’erreur, il parut devant toi, digne de tes regards et de tes destinées ? » Et ça continuait, ce pathos rousseauïste. Puis vint l’amertume : « C’est depuis cette époque que l’on a vu les intrigants et les charlatans s’agiter avec une nouvelle audace et chercher à punir ceux qui avaient déconcerté le plus dangereux des complots. Croirait-on qu’au sein de l’allégresse publique des hommes aient répondu par des signes de fureur aux touchantes acclamations du peuple ? Croirait-on que le président de la Convention nationale, parlant au peuple assemblé, fut insulté par eux, et que ces hommes étaient des représentants du peuple ? »
Maladresse encore de rappeler cette fête, car c’était ce jour-là que le caractère de l’orateur avait pleinement paru à la Convention. Le silence dans lequel tombaient ces paroles remplit Claude d’une satisfaction vindicative. Mais les erreurs, Robespierre à présent les ajoutait les unes aux autres. Après celle de n’avoir pas désigné nommément les « conspirateurs », il commit la sottise plus grave encore de nommer Cambon et ses collègues, Mallarmé, Ramel, en accusant le Comité des Finances « de fomenter l’agiotage, d’ébranler le crédit public, de favoriser les riches créanciers, de ruiner et désespérer les pauvres, de multiplier les mécontents, de dépouiller le peuple des biens nationaux et d’amener insensiblement la ruine de la fortune publique ». Il les appela « Brissotins, Feuillants, aristocrates, fripons reconnus ». Là, il se faisait l’interprète de la nation entière. Il n’existait
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