Un vent d'acier

peuple était fanatisé, l’oppression à son comble. On ne voulut pas les entendre. Houspillés, insultés, bousculés, ils furent jetés dehors tandis que Dumas s’écriait : « Je les attends au Tribunal révolutionnaire. »
    Il était près de minuit. Les curieux à l’affût des nouvelles, les Robespierristes des sections demeuraient encore nombreux, dans la nuit chaude, autour de la vieille église, de l’arbre de la Liberté, et jusque devant le porche, dans la rue. Les expulsés des Jacobins retournèrent furieux et inquiets au Comité de Salut public.
    Claude, Prieur, Carnot, Lindet, Barère travaillaient en silence autour de la vaste table ovale. En arrivant, un peu après huit heures, ils avaient trouvé Saint-Just déjà installé à son pupitre, en train d’écrire. Depuis, il n’avait pas bougé. Un huissier était venu allumer les lampes, tirer les rideaux. Saint-Just couvrait feuille après feuille, et les expédiait de temps à autre, par un appariteur, à Thuillier, son secrétaire, pour qu’il les recopiât. Dans le salon plein de lumières et d’ombres, cette présence paralysait les autres commissaires. Bien qu’il ne fût pas allé au club soutenir Robespierre, bien qu’il ne l’eût point défendu à la Convention, on ne s’y fiait pas, on ne voulait rien dévoiler devant lui.
    Tout à coup la porte s’ouvrit avec violence. Collot, Billaud et quelques membres du Comité de Sûreté générale entrèrent, les vêtements en désordre, et racontèrent tumultueusement ce qui venait de se passer. Posant sa plume, Saint-Just dit : « Je conçois mal cela. Que s’est-il donc produit au club ? » Collot d’Herbois éclata : « Tu nous le demandes ! Est-ce toi qui l’ignores ? Enfant ! traître ! tu nous trompes avec ton air hypocrite. » Il répondit par un regard dédaigneux, et repartit à écrire. Arpentant la salle avec véhémence, Collot vitupérait les Robespierristes. « Le peuple est fanatisé, répéta-t-il, l’oppression est au comble. Il faut agir ! » Tous, mal à l’aise, soupçonneux, épiaient malgré eux Saint-Just. Billaud-Varenne l’apostropha.
    « Tu écris ton rapport, tu y parles de nous.
    — Oui, j’y parle de toi, de Collot, de toi aussi, Carnot.
    — Lis-nous ce que tu as écrit.
    — Je ne le peux pas : ces feuillets sont entre les mains de mon secrétaire.
    — Dans ce cas, lis-nous ta conclusion.
    — Il faudrait pour cela que je l’aie rédigée. »
    Un orage de reproches et d’injures s’abattit sur lui. Collot le traitait de lâche, de « boîte à apophtegmes ». Élie Lacoste s’écria que Saint-Just conspirait avec Robespierre et Couthon contre la patrie.
    « Le triumvirat, déclara Barère, veut partager les dépouilles de la république entre un enfant, un infirme et un brigand ! »
    L’enfant ne disait rien. Son impassibilité prenait en la circonstance un aspect de provocation, elle ajoutait à l’emportement de Billaud-Varenne et de Collot. Claude intervint, convaincu que Saint-Just ne trahissait pas. Il était comme ça, voilà tout, fermé sur soi-même, et la position d’arbitre dans laquelle il entendait se maintenir lui imposait de garder une certaine distance avec chacun des partis. Il ne pouvait plus rien arbitrer, mais on ne devait pas lui en vouloir de garder son illusion. « Laissez-le terminer ce rapport, dit Claude. Ne l’en avez-vous pas chargé vous-mêmes ? » Il fut convenu qu’il en donnerait lecture avant d’aller le présenter à la Convention. « Je n’ai jamais songé, assura-t-il, à en user autrement. Je déchirerai mon discours si le Comité ne l’approuve pas. »
    Tandis qu’il se remettait au travail, le calme se rétablit, mais la gêne persistait. Collot d’Herbois continuait d’aller et venir, martelant le plancher. « Collot, ne voudrais-tu pas t’asseoir ? lui demanda Saint-Just. Il est difficile de suivre sa pensée, avec ce bruit. » Il poursuivit sa rédaction. D’autres plumes grinçaient sur du papier. Carnot écrivait une notice sur l’emploi de l’artillerie légère. Lindet chuchotait à Claude : « Nous ne devons pas permettre à Saint-Just de réconcilier le Comité avec Robespierre. Il faut repousser toute idée de réunion. » Claude acquiesça distraitement. Près des colonnes marquant la place de l’ancienne alcôve, les membres du Comité de Sûreté générale présents chuchotaient avec Billaud, Barère, Collot. Claude n’était pas