Un vent d'acier
l’ombre gagnait la salle où les chandelles achevaient de se consumer en fumant contre leurs réflecteurs de tôle. Elles laissaient voir encore sur l’étagement des bancs vides une masse effondrée : le corps de Valazé qui ne bougeait plus. Herman fit requérir les deux officiers de santé près le tribunal. Ils arrivèrent, examinèrent le malheureux. Ils le retournaient à petit bruit en murmurant entre eux. On attendait dans la pénombre et le silence funèbres. La pluie ruisselait mollement sur les carreaux. « Il est mort », dit un des médecins. D’un signe de sa tête empanachée, le président enregistra cette réponse, puis il envoya deux huissiers identifier le cadavre. Ils reconnurent officiellement en lui Charles-Éléonore Dufriche-Valazé, ce qu’inscrivit le greffier Wolf. Fouquier-Tinville demanda que le mort fût guillotiné comme ses amis. Le tribunal repoussa cette requête : le corps dudit Valazé serait mis dans une charrette accompagnant celle de ses complices au lieu de leur supplice, pour, après leur exécution, être inhumé dans la même sépulture. En attendant, les huissiers le prirent sous les bras et aux jambes pour le descendre dans la ci-devant chapelle de la Conciergerie, où les autres condamnés étaient rassemblés.
Ils passèrent la nuit sous cette voûte, entre ces grilles, avec le cadavre de leur ami allongé sur un banc et recouvert de son manteau. Ils soupèrent. Bailleul leur avait envoyé du dehors un repas soigné. Ils parlèrent, Brissot et Vergniaud de la république, de la France, le jeune Ducos de ses amours. Deux prêtres vinrent les visiter : l’abbé Lambert, ami de Brissot, et l’abbé Lothringer. Jureurs mais par feinte, ils étaient en réalité fidèlement catholiques romains. Fauchet, retournant à la religion traditionnelle, se fit relever de son apostasie par l’abbé Lothringer, après quoi il donna lui-même l’absolution à Sillery. Lesterpt-Beauvais et six autres se confessèrent également. La nuit durait. Ils prirent un peu de repos.
Vers onze heures du matin, cinq charrettes rouges se rangeaient dans la ci-devant cour du Mai sur le côté droit du grand perron. M me Roland, transférée de Sainte-Pélagie à la Conciergerie, arrivait à ce moment. Les gendarmes qui la conduisaient la retinrent à la grille de la petite cour en contrebas. On y descendait par cinq marches. Les aides du fils Sanson étaient en train de gravir ces degrés, portant sur un brancard le cadavre de Valazé tout taché de sang bruni. Derrière lui sortirent du greffe, au fond de la courette, les vingt autres, tête nue, cheveux coupés, col échancré, mains liées derrière le dos. Manon les vit passer dans cet état, ces hommes dont les principaux avaient été les familiers de son salon, au ministère. Brissot, le cher Brissot. Mais à présent un seul comptait pour elle. Il n’était pas là et elle espérait bien qu’il n’y viendrait jamais. Et cependant que n’eût-elle donné pour le revoir avant de monter à son tour dans une de ces fatales charrettes ! Car elle y monterait bientôt, elle ne se faisait plus d’illusions.
Sous un ciel plombé, lourd de pluie, le cortège escorté par les gendarmes nationaux passa entre les maisons du Pont-au-Change puis se dirigea vers la place de la Révolution, accueilli sur tout le trajet par des injures, des imprécations. « À bas les traîtres ! Vive la République ! » leur criait-on. Fauchet et Brissot étaient blêmes, agités ; les autres, impassibles. Le cadavre de Valazé, la tête pendante, cireuse, bouche ouverte, ballottait aux cahots.
On ne démontait plus la guillotine. Elle se dressait entre le Jardin national et l’énorme statue de la Liberté élevée par David au centre de la place pour la fête du 1o août. À sa vue, Vergniaud entonna l’Hymne des Marseillais, et les dix-neuf autres l’imitèrent. En descendant des charrettes, en montant un à un sur l’échafaud, ils ne cessèrent de chanter. Sillery, appelé le premier, s’avança au bord de la plate-forme et salua le peuple qui, interdit, fit silence. Scandé avec une régularité hallucinante par les coups sourds du couperet, le chœur s’affaiblissait peu à peu. Vingt-huit minutes. La voix grave et ample de Vergniaud s’éteignit. Bientôt on n’entendit plus que celle de Vigier. Elle se tut brusquement quand il bascula sur la planche engluée de sang. Trente-deux minutes.
Sous l’averse qui crevait, la foule se
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