Une irrépressible et coupable passion
dessus. »
Albert but une gorgée de martini et, bien qu’il fut assis,
perdit un peu l’équilibre, de sorte qu’il dut précipitamment s’appuyer de sa
main libre sur le coussin de son siège.
« Toi et ta consternante éducation, se lamenta-t-il. Tu
ne cesses de me fournir des occasions… comment dire ? de critique vive et
mordante.
— Tout le monde a des lacunes, tu sais –
simplement, pas sur les mêmes sujets.
— Chez toi, ce ne sont pas des lacunes, ce sont des
abîmes. »
Elle sentit sa bouche trembler et se détourna, la vision
brouillée.
« Serait-ce des larmes ? s’enquit-il. Tu n’as
toujours pas l’habitude de mes taquineries, depuis le temps ? »
Elle perçut le contact de sa main dure et calleuse sur la
sienne.
« Tu m’as fait de la peine, Albert.
— Oh, sottises ! Tu es trop sensible. »
Elle l’ignora et se tourna vers l’orchestre pour admirer le
beau crooner qui serrait le microphone et souriait dans sa direction en chantant What’ll I do.
C’était au mois d’août que les détaillantes de villes comme
Utica, Ithaca ou Binghamton se rendaient à Manhattan pour avoir un aperçu de la
mode d’automne et passer commande, formalité que Judd Gray remettait en général
au lendemain, après avoir dîné dans la bonne humeur avec ces dames et les avoir
accompagnées à des films à succès comme La Ruée vers l’or de Charlie
Chaplin ou des revues comme les Garrick Gaieties, puis dans des
night-clubs de Manhattan, tels que le Monte Carlo ou le Frivolity Club.
Benjamin & Johnes lui réservaient même une chambre au très chic
hôtel Waldorf-Astoria, à un bloc de là, au coin de la 5 e Avenue
et de la 33 e Rue, afin que Judd eût tout le loisir de dorloter
ses clientes sans avoir à se préoccuper des horaires de trains, ni des
inquiétudes de son épouse quant à sa consommation d’alcool.
Devant escorter, le samedi 8 août, une bande
d’acheteuses de Pennsylvanie à un défilé et un gala de mode intitulé Très
Parisien, qui mettait en vedette des créations de Jean Patou et Coco
Chanel, il avait ce vendredi-là seulement prévu de dîner dans sa chambre
d’hôtel et d’achever la lecture de Beau Geste, de P. C. Wren. Mais
un mot l’attendait à la réception :
« Je régale quelques amis au Zari’s. Ça te dirait de
nous rejoindre ? À la bonne franquette, bien sûr. Harry Folsom »
Et en dépit de sa fatigue, Judd enfila une chemise propre et
un costume gris en flanelle, puis ressortit – « à l’aventure »,
pensa-t-il.
Le restaurant était bondé quand Judd arriva, à huit heures,
et remit son feutre à la préposée au vestiaire. Des ventilateurs électriques
vrombissants pivotaient lentement de gauche à droite. Les piliers, le plancher
et le mobilier du Zari’s étaient en cerisier. À l’autre bout de la salle, sur
une scène surélevée, un orchestre de douze instruments jouait du jazz face à de
larges tables rondes de huit personnes, tandis que la piste de danse
étincelante drainait peu à peu les couples s’essayant au fox-trot après leur
dîner. Sur trois des côtés de la vaste salle, au-dessus de tables
rectangulaires à nappes blanches et bougies électriques roses, garnies de
chaises revêtues de chintz rouge, une galerie en surplomb accueillait d’autres
tables rondes derrière des balustrades ornées de cascades de lierre. Et ce fut
là-haut que Judd aperçut Harry Folsom, souriant, en train d’agiter
frénétiquement le bras à son adresse et, sans doute, de crier son nom, couvert
par la musique.
Judd emprunta l’escalier en colimaçon et Harry lui présenta
le reste de la tablée : deux gros hommes plus âgés qui étaient apparemment
des détaillants en soierie et en bonneterie de Rochester ; leurs compagnes
qui, le jour, travaillaient dans la boutique de Madison Avenue de Harry ;
l’épouse sans attrait de ce dernier, qui foudroya Judd du regard comme s’il
avait quelque chose à se reprocher ; et Mrs Albert E. Snyder,
dans une robe d’azur pâle avec un collier de perles blanches, adorable, les
coudes sur la nappe blanche et les doigts entrelacés sous le menton. Elle
arborait encore le bronzage de ses vacances à Shelter Island et portait un
parfum appelé Le Lilas. Comme Judd serrait la main des dîneurs, Harry
déclara :
« On a déjà mangé, mais je vais te dégotter un menu. On
boit des vodka-orange. »
Il siffla un serveur et réclama la carte pour son ami,
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