Une irrépressible et coupable passion
Lorraine :
« Bébé, tu pourrais patienter dans le hall du Waldorf
pendant que nous montons, Mr Gray et moi ? »
Judd fut choqué, tout comme le fut plus tard le jury, mais
il n’en suivit pas moins Ruth, qui fit gaiement signe de la main à sa fille
pendant que les portes de l’ascenseur se refermaient. Lorraine s’affala dans un
immense fauteuil, sous les lustres dorés du hall et fixa les aiguilles de
l’énorme horloge en bronze jusqu’à ce que le carillon Westminster sonnât une
heure et quart. Elle aurait pu avoir peur ou s’ennuyer, mais c’était
l’après-midi et, autour d’elle, tous les clients avaient l’air guillerets.
« Bonjour, ma petite, la salua un groom, en se penchant
vers elle. Elle te plaît, cette horloge ?
— Oui, oui.
— Elle a été construite pour l’exposition universelle
de Chicago.
— Ah.
— Ne donne pas des coups de pied dans le fauteuil avec
tes chaussures. »
Lorraine se leva et s’aventura dans Peacock Alley, la
somptueuse galerie des glaces qui reliait l’ancien hôtel de la famille Waldorf
à l’Astoria. À l’instar de sa mère, Lorraine raffolait de liberté et de
mouvement. Elle pirouetta sous le grand lustre de l’Empire Room, « la
salle Empire », où l’orchestre du Waldorf-Astoria répétait en vue de son
émission radiophonique du samedi soir. Elle toucha toutes les plantes vertes
qu’on disposait dans le Palm Garden pour le dîner et s’enfonça au milieu d’un
nuage grisâtre de fumée de cigarette dans le North Café, où une centaine
d’hommes d’affaires bruyants semblaient attroupés autour de l’îlot carré du bar
et d’où un serveur finit par la chasser.
Dans la chambre surchauffée, Judd retomba contre la tête de
lit, nu et fourbu, la respiration sifflante.
« Oh, Mounette ! s’exclama-t-il. C’était merveilleux !
— Oh non, lui opposa Ruth. C’est toi qui es
merveilleux. »
Elle lui frôla le ventre de ses seins plantureux pour lui
retirer avec tendresse le préservatif, qu’elle jeta dans une poubelle en
fer-blanc.
« Ce qu’il fait chaud ! » râla-t-elle.
Elle se leva pour relever l’une des fenêtres à guillotine.
Judd l’admira.
« Tu as vraiment un derrière sublime. On dirait
un cœur à l’envers. »
Il joignit pouces et index pour en imiter la forme et
contempla les fesses de Ruth entre ses doigts.
« Si érotique. Si parfait. »
L’air froid donna la chair de poule à Ruth et elle revint
coller son menton sur le torse de Judd. Elle l’étudia qui tendait la main vers
ses cigarettes, allumait une Sweet Caporal puis exhalait en toussant.
« La moindre de tes actions me fascine, affirma-t-elle.
Chacun de tes gestes, chacun de tes mots. “ Derrière ”, par exemple. Tout
chez toi est si différent, si étrange – dans le bon sens.
— Eh oui, je suis un amuseur haut en couleur. C’est
comme ça que je réalise mes ventes. »
Elle tourna la tête de côté et fit courir un doigt le long
d’une veine saillante sur le poignet de Judd.
« J’ai de ces rêves extravagants, lui confia-t-elle. On
se dégotterait une petite hutte en bambou à Tahiti, en plein Pacifique sud.
Sable blanc, alizés. On vivrait comme là. Sans vêtements. Comme Adam et Ève. On
cueillerait notre nourriture sur les arbres. »
Elle se redressa sur les coudes.
« J’en ai aussi un autre, poursuivit-elle. Le
Wisconsin. Je n’y ai jamais été, mais je m’imagine cette adorable petite ferme.
On produirait des pêches, du raisin et des pommes qu’on apporterait au marché
dans de très grands paniers. Peut-être qu’on ferait aussi du lait… On aurait
des vaches que Lora pourrait traire, des casseroles bleues et blanches dans la
cuisine et un charmant petit ruisseau bordé de saules. On aurait des poules,
des œufs, du pain maison…
— Le Wisconsin me paraît bien exténuant.
— Tu ne vois pas, Bud ? Nous pourrions être
heureux là-bas, ou en Birmanie, ou à Tombouctou. »
Elle perdit le fil et se mit à lui tortiller du doigt une
mèche sur le front. Puis elle lui repoussa une touffe de cheveux derrière
l’oreille.
« Qu’est-ce que tu fais ? Tu me
pomponnes ? »
Elle lui caressa la tête.
« Tout ce qu’il faut, c’est que nous soyons ensemble.
Débarrassés d’Albert pour qu’il ne puisse plus nous gêner. Je te le jure, Judd,
quoi que tu fasses, où que tu ailles, je te suivrai. »
Judd sourit.
« Tu as déjà lu le Livre de Ruth ?
— Je
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