Une irrépressible et coupable passion
partit donc plus tôt
que prévu dans le nord de l’État, vendre la collection de printemps de Bien
Jolie au milieu de la neige de fin février.
Ruth se rendit en secret à la Queens-Bellaire Bank et
consulta son compartiment de coffre-fort au nom de Ruth M. Brown. Elle
n’avait parlé à personne – pas même à Judd – des contrats
d’assurance-vie qu’elle avait souscrit au nom d’Albert auprès de la Prudential.
Elle éplucha une nouvelle fois toutes les clauses et griffonna sur un
bloc-notes :
1 000 $ + 5 000 $ + 45 000 $ × 2 = 96 000 $.
Elle aurait pu faire le calcul de tête, mais la vision de ces chiffres avait quelque
chose d’exaltant.
Elle rentra chez elle et téléphona à Judd au bureau. Quand
on lui apprit qu’il était en tournée, elle prétendit être une acheteuse de
lingerie de Batavia. Judd y serait-il dans la semaine ? La secrétaire savait
seulement que la première étape de Judd serait Albany. Ruth se reporta à la
liste d’hôtels qu’il lui avait remise et écrivit à Judd à la Morgan State House
Inn pour lui annoncer qu’elle allait se mettre en quête du plus haut immeuble
de Manhattan et en finir, tant elle était malheureuse, et qu’elle serait morte
quand il recevrait cette lettre. Elle confia l’enveloppe timbrée à George
Marks, son facteur, alors qu’il s’apprêtait à repartir vers la maison voisine.
Le postier sourit à la lecture du nom de l’expéditeur – Mrs Jane
Gray.
« Je veillerai à ce qu’elle arrive à ton bonhomme,
Tommy.
— Demain matin, tu penses ?
— Oh que oui. »
Le lendemain soir, Judd appela fébrilement Queens Village et
Ruth lui répondit dans l’entrée.
« Tu peux parler librement ? s’inquiéta-t-il.
— Ils sont tous à l’étage pour l’instant,
chuchota-t-elle.
— Ta dernière lettre m’a fichu la frousse.
— Laquelle ?
— Celle sur le suicide.
— Oh, ce n’était qu’une impulsion passagère.
— Eh bien, je ne veux pas que tu t’abandonnes à ce genre
d’impulsions.
— Il n’y a qu’une chose à faire.
— Écoute, je t’arracherai bientôt à ton triste sort.
— Ce n’est qu’un représentant ! s’écria-t-elle,
d’une voix plus forte, sans s’adresser à quiconque. Je dois raccrocher »,
murmura-t-elle.
Le samedi 26 février 1927, Albert Snyder et son épouse
furent invités à une soirée bridge chez Milton et Serena Fidgeon, en bordure
d’Hollis Court Boulevard, dans Queens Village. Étaient aussi présents les
frères de Serena, George et Cecil Hough, ainsi que le Dr Arthur W.
Stanford et sa femme, dont Ruth ne retint pas le prénom. Les Fidgeon avaient
installé une table pliante dans le salon et annexé celle de la salle à manger
pour le jeu. Des carafes pleines de gin Gilbey’s et de Ginger Ale étaient
disposées à portée de main et la TSF diffusait Live from the Empire Room, l’émission
de jazz en direct du Waldorf-Astoria.
Les Snyder occupaient les places nord et sud autour de la
table de la salle à manger, et Milton et Serena, l’est et l’ouest. Serena posa
une main sur l’avant-bras de Ruth.
« Est-ce que ce ne sera pas délicieux de retrouver
Shore Road, l’été prochain ?
— Oh, vous y retournez ?
— Mais nous aussi, l’informa Albert, avec satisfaction.
Même cottage. Je viens de verser l’acompte. »
Ruth refoula un hurlement et demanda d’une voix
étranglée :
« Tu n’avais pas l’intention d’en discuter avec moi,
chéri ? »
Albert en resta pantois.
« Ce serait bien une première. Et pourquoi ?
— Attention, mon ami, lui souffla Milton. Terrain
glissant. »
Serena distribua les cartes en faisant les gros yeux à
Albert.
En moins d’une heure, l’imprévisibilité des enchères de Ruth
le plongea dans un tel état d’exaspération que Milton inventa une règle
imposant à certains joueurs de tourner, de sorte qu’Albert fut envoyé jouer au
salon, et George Hough convié à faire équipe avec Ruth.
« J’ouvre par une levée à cœur et elle annonce une à
pique. Comme je n’ai pas les cartes pour suivre, je renchéris deux à trèfle. Et
qu’est-ce qu’elle fait ? Elle surenchérit à trois sans-atout ! »
George Hough était un robuste gaillard un peu fruste d’une
vingtaine d’années. Entendant Albert, il décocha un clin d’œil à Ruth et se
récria bien fort :
« Fichtre ! Ce qu’il ne faut pas supporter quand
on est marié ! Et en plus, ce
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