Une irrépressible et coupable passion
belle, mais elle avait l’air un peu débraillée dans sa blouse grise
trop large de prisonnière, avec ses cheveux décoiffés et les cernes d’insomnie
violacés qui soulignaient ses yeux follement chargés d’électricité. De sa voix
charmeuse, suave et chantante, elle évoqua toutes sortes de sujets :
Lorraine, Pip le canari, son amour des animaux, son intention de devenir agent
de change à sa libération, les cadeaux qu’elle avait reçus à Noël. Elle leur
apprit que les petits déjeuners de la prison se composaient de porridge, de
pruneaux, de toasts et de café noir. Elle détestait son uniforme peu flatteur
de prisonnière, qui lui donnait l’allure d’une grosse poissonnière. Elle
déclara qu’elle avait seulement cédé à Judd « après qu’Albert Snyder eut
éliminé tout amour sous leur toit ». Elle était « affreusement,
terriblement navrée » de ce qui était arrivé. Concernant Judd, elle
assura : « Je l’aime encore, en dépit de tout ce qu’il a fait. »
Quant à ses aveux, elle avança : « Je ne savais pas ce que je
racontais quand la police m’a soutiré ces déclarations. J’étais si épuisée que
j’acquiesçais à tout ce qu’on me demandait. Je nie absolument avoir pris part à
ce crime. » Un instant plus tard, elle se contredit à propos de
Judd : « Toute la considération, l’affection ou l’amour que j’ai pu
avoir pour Judd Gray se sont mués en haine après le meurtre cruel et barbare de
mon pauvre mari et après ses tentatives pour me compromettre. »
Elle consulta Hazelton du regard et s’enquit :
« Ne devrais-je pas redire que je suis
innocente ? »
Le soleil miroita sur le pince-nez de l’ancien juge
lorsqu’il hocha la tête.
Il fallut à Ruth une centaine de mots supplémentaires pour
ce faire et elle conclut : « Je prie toutes les mères, toutes les
filles, toutes les épouses de s’abstenir de me juger jusqu’à ce qu’elles aient
tout entendu, car je suis certaine qu’alors, elles éprouveront une certaine
compassion, une certaine considération, une certaine compréhension à mon
endroit, au regard du terrible chagrin qui est le mien. »
De fait, les jugements à l’encontre de Ruth comme de Judd ne
firent qu’empirer. Un éditorial constata : « C’est le vice – le
vice aveugle dans toute sa hideur, aussi cru que cruel – qui était le
mobile du meurtre odieux d’Albert Snyder. Jamais dans les annales de la
criminologie américaine n’a été commis crime plus infâme. » Et Cornélius
Vanderbilt III écrivit le lendemain : « L’instinct maternel, le
désir paternel de préserver sa progéniture de tout danger, le bon sens, la
décence due à un conjoint aimant ont tous été balayés par cette irrépressible et
coupable passion. »
Ruth fut d’abord dépeinte comme une
« tournebouleuse », un « canon », une « splendide
blonde d’un mètre soixante-dix » aux « yeux de porcelaine bleue
jetant des étincelles ». Mais les femmes se prirent presque immédiatement
d’aversion pour elle et elle ne tarda pas non plus à perdre une partie de son
attrait auprès des hommes, ravalée, pour les journalistes, au rang
d’« épouse infidèle », de « diablesse blonde », de
« vampire viking » et de « femme araignée » ou, dans des
publications plus intellectuelles, de « belle dame sans merci »,
de « Mata Hari » et d’« archétype de la femme fatale ». On
lui trouvait un air « brûlant comme de la glace », un « flegme
d’acier », une arrogance s’affichant comme de la dignité blessée. Damon
Runyon, qui suivait le procès pour l’ American, quotidien édité par le
magnat de la presse William Randolph Hearst, traita Ruth de « blonde
froide aux yeux glacés et au menton marmoréen insolent ». Un journal
colporta même le bruit grotesque qu’elle lisait Nietzsche et Schopenhauer,
« ces philosophes en cause dans tant de suicides estudiantins ».
Même après la publication de cet entretien accablant pour
lui, Judd persista à défendre Ruth : « C’est une femme pure, une
femme parfaite et je ne dirai rien à son encontre. C’est une femme que
n’importe quel homme aimerait. » Ce dont il eut confirmation quand ses
avocats découvrirent que pas moins de quinze soupirants, pour la plupart des
policiers ou des « jolis cœurs » des plages de Coney Island,
s’étaient retrouvés sous l’emprise, si ce n’est dans les bras, de la
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