Une mort très douce
Ma sœur et son mari venaient d'acheter en Alsace une vieille ferme qu'ils allaient faire aménager. Maman y occuperait une grande chambre, indépendante, où elle achèverait de se rétablir. « Mais ça n'ennuiera pas Lionel que je reste longtemps ? — Bien sûr que non. — Oui, là-bas, je ne vous dérangerai pas. A Scharrachbergen c'était trop petit, je vous gênais. » Nous avons parlé de Meyrignac. Maman y retrouvait ses souvenirs de jeune femme. Et depuis des années elle m'en décrivait avec enthousiasme les embellissements. Elle aimait beaucoup Jeanne dont les trois filles aînées, jolies, fraîches et gaies, habitaient Paris et venaient la voir très souvent à la clinique : « Je n'ai pas de petites-filles, et elles n'ont pas de grand-mère », expliqua-t-elle à mademoiselle Leblon. « Alors je suis leur grand-mère. » Pendant qu'elle somnolait, j'ai regardé un journal ; en ouvrant les yeux elle m'a demandé : « Qu'est-ce qui se passe à Saigon ? » Je le lui-ai raconté. Une fois, sur un ton de reproche amusé, elle a dit : « On m'a opérée en traître !» ; et quand le docteur P. est entré : « Voilà le bourreau ! » mais d'une voix rieuse. Il est resté un moment près d'elle ; comme il lui disait : « On apprend à tout âge », elle a répondu, d'un ton un peu solennel : « Oui. J'ai appris que j'avais une péritonite. » J'ai plaisanté avec elle : « Tu n'es quand même pas ordinaire ! Tu viens te faire raccommoder le fémur, et on t'opère d'une péritonite ! — C'est vrai. Je suis une femme pas ordinaire ! » Pendant des jours elle s'est réjouie de ce quiproquo : « J'ai joué un bon tour au professeur B. C'est lui qui devait opérer mon fémur. Et c'est le docteur P. qui m'opère d'une péritonite. »
Ce qui nous a émues, ce jour-là, c'est l'attention qu'elle portait aux moindres sensations plaisantes : comme si à soixante-dix-huit ans elle s'éveillait à neuf au miracle de vivre. Pendant que la garde arrangeait ses oreillers, le métal d'un tuyau a touché sa cuisse : « C'est frais ! c'est agréable ! » Elle respirait l'odeur de l'eau de Cologne, du talc : « Ça sent bon. » Elle a fait disposer sur la table roulante les bouquets et les pots de fleurs : « Les petites roses rouges viennent de Meyrignac. Il y a encore des roses à Meyrignac. » Elle nous a demandé de relever le rideau qui voilait la fenêtre, elle a regardé à travers la vitre le feuillage doré des arbres : « C'est joli : de chez moi je ne verrais pas ça ! » Elle souriait. Et nous avons eu, ma sœur et moi, la même pensée : nous retrouvions le sourire qui avait ébloui notre petite enfance, un radieux sourire de jeune femme. Entre-temps, où s'était-il perdu ?
« Si elle a, comme ça, quelques jours de bonheur, ça vaudra la peine de l'avoir prolongée », me dit Poupette. Mais quelle serait la rançon ?
« C'est une chambre mortuaire », ai-je pensé le lendemain. Un lourd rideau bleu masquait la fenêtre. (Le store était cassé, on ne pouvait pas le baisser, mais auparavant la lumière ne gênait pas maman.) Elle gisait dans la pénombre, les yeux fermés. J'ai pris sa main et elle a murmuré : « C'est Simone : et je ne te vois pas ! » Poupette est partie, j'ai ouvert un roman policier. De temps en temps maman soupirait : « Je ne suis pas lucide. » Elle s'est plainte au docteur P. : « Je suis dans le coma. — Si vous y étiez, vous ne le sauriez pas. » Cette réponse l'a réconfortée. Elle m'a dit un peu plus tard, d'un air méditatif : « J'ai subi une grande opération. Je suis une grande opérée. » J'ai renchéri et peu à peu elle s'est rassérénée. La veille au soir, elle avait rêvé, les yeux ouverts, me racontat-elle : « Il y avait des hommes dans la chambre, des hommes en bleu, méchants, qui voulaient m'emmener et me faire boire des cocktails. Ta sœur les a chassés... » J'avais prononcé le mot de eocktail, à propos du mélange préparé par mademoiselle Leblon ; celle-ci portait une coiffe bleue ; les hommes, c'étaient les infirmiers qui avaient amené maman dans la salle d'opération. « Oui. C'est sans doute ça... » Elle m'a priée d'ouvrir la fenêtre : « De l'air frais, c'est agréable. » Des oiseaux ont chanté ; elle s'est extasiée : « Des oiseaux ! » Et avant que je ne la quitte : « C'est curieux. Je sens une lumière jaune sur ma joue gauche. C'est comme si j'avais un papier jaune sur ma joue. Une jolie lumière à travers un papier jaune : c'est
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