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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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docteur N. était furieux, le soir » me dit-elle. « Il leur a passé un savon ! » Elle a redit plusieurs fois, complaisamment : « Il était furieux ! » Son visage avait perdu sa beauté ; des tics l'agitaient ; de nouveau perçaient dans sa voix de la rancune et de la revendication.
    « Je suis tellement fatiguée », soupirait-elle. Elle avait accepté de recevoir l'après-midi le frère de Marthe, un jeune jésuite. « Veux-tu que je le décommande ? — Non. Ça fera plaisir à ta sœur. Ils parleront théologie. Je fermerai les yeux, je n'aurai pas besoin de parler. » Elle n'a pas déjeuné. Elle s'est endormie, la tête inclinée sur sa poitrine : quand Poupette a poussé la porte, elle a cru que tout était fini. Charles Cordonnier n'est resté que cinq minutes. Il a parlé des déjeuners auxquels chaque semaine son père invitait maman : « Je compte bien vous revoir boulevard Raspail un de ces jeudis. » Elle l'a regardé, incrédule et navrée : « Tu penses que j'y retournerai ? » Jamais encore je n'avais vu sur son visage un tel air de malheur : ce jour-là, elle a deviné qu'elle était perdue. Nous pensions le dénouement si proche qu'à l'arrivée de Poupette je ne suis pas partie. Maman a murmuré : « C'est donc que je vais plus mal, puisque vous êtes là toutes les deux. — Nous sommes toujours là. — Pas toutes les deux ensemble. » De nouveau j'ai feint de me fâcher : « Je reste parce que tu as mauvais moral. Mais si ça ne fait que t'inquiéter, je m'en vais. — Non, non », m'a-t-elle dit d'un air penaud. Mon injuste sévérité me navrait. Au moment où la vérité l'écrasait et où elle aurait eu besoin de s'en délivrer par des paroles, nous la condamnions au silence ; nous l'obligions à taire ses anxiétés, à refouler ses doutes : elle se sentait à la fois — comme si souvent dans sa vie — fautive et incomprise. Mais nous n'avions pas le choix : l'espoir était le premier de ses besoins. Chantai et Catherine ont été si effrayées par son visage qu'elles ont téléphoné à Limoges pour conseiller à leur mère de revenir.
    Poupette ne tenait plus debout. J'ai décidé : « Cette nuit, c'est moi qui dormirai ici. » Maman a paru inquiète : « Tu sauras ? Tu sauras me mettre la main sur le front si j'ai des cauchemars ? — Mais oui. » Elle a ruminé ; elle m'a regardée avec intensité : « Toi, tu me fais peur. »
    J'avais toujours un peu intimidé maman à cause de l'estime intellectuelle où elle me tenait et qu'elle avait délibérément refusée à sa fille cadette. Réciproquement : très tôt, sa pudibonderie m'avait glacée. J'avais été une enfant ouverte ; et puis j'avais vu vivre les grandes personnes, chacune enfermée entre ses petits murs privés ; parfois elle y perçait un trou, vite rebouché : « Elle m'a fait ses confidences », chuchotait maman, d'un air important. Ou on découvrait au dehors une fissure : « Elle est cachottière, elle ne m'avait rien dit ; mais il paraît que... » Aveux et commérages avaient quelque chose de furtif qui me répugnait et je voulus que mes remparts fussent sans faille. A maman surtout je m'appliquais à ne rien livrer, par crainte de son désarroi et par horreur de son regard. Bientôt elle n'a plus osé m'interroger. Notre brève explication sur mon incroyance nous a réclamé à toutes deux un considérable effort. J'ai eu de la peine en voyant ses larmes. Mais j'ai vite réalisé qu'elle pleurait sur son échec sans se soucier de ce qui se passait en moi. Et elle m'a cabrée en préférant la terreur à l'amitié. Une entente serait restée possible si, au lieu de demander à tout le monde des prières pour mon âme, elle m'avait donné un peu de confiance et de sympathie. Je sais maintenant ce qui l'en empêchait : elle avait trop de revanches à prendre, de blessures à panser pour se mettre à la place d'autrui. Dans ses actes, elle se sacrifiait, mais ses émotions ne la sortaient pas d'elle-même. D'ailleurs, comment aurait-elle tenté de me comprendre puisqu'elle évitait de lire dans son propre cœur ? Quant à inventer une attitude qui ne nous eût pas désunies, rien ne l'y avait préparée ; l'imprévu l'affolait, parce qu'on lui avait enseigné à ne jamais penser, agir, sentir qu'à travers des cadres tout faits.
    Le silence entre nous est devenu tout à fait opaque. Jusqu'à la sortie de l'Invitée elle a presque tout ignoré de ma vie. Elle a essayé de se convaincre qu'au moins sur le chapitre

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