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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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sollicitude. Le jeudi matin, à peine sortie du coma, comme la femme de chambre apportait à ma sœur un petit déjeuner, elle a dit dans un souffle : « Conf... conf... — Confesseur ? — Non. Confiture », se rappelant que ma sœur en prenait le matin. Elle se préoccupait de la vente de mon dernier livre. Comme mademoiselle Leblon était mise à la porte par sa propriétaire, maman a accepté, sur une suggestion de ma sœur, qu'elle s'installât dans son studio : d'ordinaire elle ne supportait pas qu'on entrât chez elle en son absence. Sa maladie avait fracassé la carapace de ses préjugés et de ses prétentions : peut-être parce qu'elle n'avait plus besoin de ces défenses. Plus question de renoncement, de sacrifice : le premier de ses devoirs était de se rétablir donc de se soucier de soi ; s'abandonnant sans scrupule à ses désirs, à ses plaisirs, elle était enfin délivrée du ressentiment. Sa beauté, son sourire ressuscités, exprimaient un paisible accord avec elle-même et, sur ce lit d'agonie, une espèce de bonheur.
    Nous avons remarqué, avec un peu de surprise, qu'elle n'avait pas réclamé la visite du confesseur décommandé le mardi. Bien avant son opération, elle avait dit à Marthe : « Prie pour moi, ma petite, parce que tu sais, quand on est malade on ne peut plus prier. » Sans doute était-elle trop occupée à guérir pour s'imposer les fatigues des pratiques religieuses. Le docteur N. lui dit un jour : « Pour vous remettre si vite, il faut que vous soyez bien avec le bon Dieu ! — Oh ! je suis très bien avec lui. Mais je n'ai pas envie d'aller le voir tout de suite. » La vie éternelle, ça signifiait sur terre la mort et elle refusait de mourir. Bien entendu, les dévots de son entourage supposaient que nous contrariions ses volontés et ils tentèrent des coups de force. Malgré la pancarte Visites interdites ma sœur un matin a vu la porte s'ouvrir sur la robe d'un prêtre ; elle l'a vivement refoulé : « Je suis le père Avril. Je viens en ami. — N'empêche. Le costume que vous portez effraierait maman. » Le lundi, nouvelle intrusion : « Maman ne reçoit personne », a dit ma sœur en entraînant madame de Saint-Ange dans le vestibule. « Soit. Mais il faut que je discute avec vous d'un problème très grave : je connais les convictions de votre mère... — Je les connais aussi, a dit ma sœur sèchement. Maman a toute sa tête. Le jour où elle souhaitera voir un prêtre, elle en verra un. » Quand je me suis envolée pour Prague le mercredi matin, elle ne l'avait pas encore souhaité.

4
    A midi, j'ai téléphoné. « Tu n'es donc pas partie ! » m'a dit Poupette, tant elle m'entendait distinctement. Maman allait très bien ; le jeudi aussi ; le vendredi elle m'a parlé, flattée que je l'appelle de si loin. Elle lisait un peu et faisait des mots croisés. Le samedi je n'ai pas pu téléphoner. Le dimanche soir, à onze heures et demie, j'ai demandé le numéro des Diato. Pendant que j'attendais la communication dans ma chambre, on m'a monté un télégramme : « Maman très fatiguée. Peux-tu rentrer ? ». Francine m'a dit que Poupette couchait à la clinique. Je l'ai eue peu après au bout du fil : « Une journée affreuse, me dit-elle. J'ai tenu sans arrêt la main de maman qui me suppliait : ne me laisse pas partir. Elle disait : je ne reverrai pas Simone. Maintenant on lui a donné de l'équanil, elle dort. »
    J'ai demandé au portier de me retenir une place dans l'avion qui décollait le lendemain à dix heures et demie. Des engagements étaient pris, Sartre me conseillait d'attendre un jour ou deux : impossible. Je ne tenais pas particulièrement à revoir maman avant sa mort ; mais je ne supportais pas l'idée qu'elle ne me reverrait pas. Pourquoi accorder tant d'importance à un instant, puisqu'il n'y aura pas de mémoire ? 11 n'y aura pas non plus de réparation. J'ai compris pour mon propre compte, jusque dans la moelle de mes os, que dans les derniers moments d'un moribond on puisse enfermer l'absolu.
    A une heure et demie, le lundi, j'entrai dans la chambre 114. Prévenue de mon retour, maman le croyait conforme à mes plans. Elle a ôté ses lunettes noires et m'a souri. Sous l'effet des calmants, elle était euphorique. Elle avait changé de visage ; son teint était jaune et un pli boursouflé descendait sous l'œil droit, le long de son nez. Cependant il y avait de nouveau des fleurs sur toutes les tables. Mademoiselle Leblon était partie ;

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