Une mort très douce
des mœurs j'étais « sérieuse ». La rumeur publique a démoli ses illusions, mais à ce moment-là notre rapport avait changé. Elle dépendait matériellement de moi ; elle ne prenait aucune décision pratique sans me consulter : j'étais le soutien de famille, en quelque sorte son fils. D'autre part j'étais un écrivain connu. Ces circonstances excusaient en partie l'irrégularité de ma vie, que d'ailleurs elle réduisait au minimum : une union libre, moins impie somme toute qu'un mariage civil. Souvent choquée par le contenu de mes livres, elle était flattée par leur succès. Mais par l'autorité qu'il me conférait à ses yeux, il aggravait son malaise. J'avais beau éviter toute discussion — ou peut-être précisément parce que je les évitais — elle pensait que je la jugeais. Poupette, « la petite », moins respectée que moi — et qui, ayant été moins marquée par maman, n'avait pas hérité de sa raideur — avait avec elle des rapports plus libres. Elle se chargea de lui donner tous les apaisements possibles quand parurent les Mémoires d'une jeune fille rangée. Moi, je me bornai à lui apporter un bouquet en m'excusant d'un mot : elle en a été d'ailleurs touchée et stupéfaite. Un jour elle m'a dit : « Les parents ne comprennent pas leurs enfants, mais c'est réciproque... » ; nous avons parlé de ces malentendus, mais dans lêur généralité. Et nous ne sommes plus revenues sur la question. Je frappais. J'entendais un petit gémissement, le frottement de ses pantoufles sur le plancher, encore un soupir, et je me promettais que cette fois je trouverais des sujets de conversation, un terrain d'entente. Au bout de cinq minutes la partie était perdue : nous avions si peu d'intérêts communs ! Je feuilletais ses livres : nous ne lisions pas les mêmes. Je la faisais parler, je l'écoutais, je commentais. Mais, parce qu'elle était ma mère, ses phrases déplaisantes me déplaisaient plus que si elles étaient sorties d'une autre bouche. Et j'étais aussi crispée qu'à vingt ans quand elle essayait — avec son ordinaire maladresse — de faire dè l'intimité : « Je sais que tu ne me trouves pas intelligente. Mais, en tout cas, c'est de moi que tu tiens ta vitalité, ça me fait plaisir. » Sur ce dernier point, j'aurais de grand cœur abondé dans son sens ; mais le début de sa phrase coupait mon élan. Ainsi nous paralysions-nous mutuellement. C'est tout cela qu'elle avait voulu dire en m'enveloppant de son regard : « Toi, tu me fais peur. » J'enfilai la chemise de nuit de ma sœur, je m'étendis sur la couchette à côté du lit de maman : moi aussi, j'avais des appréhensions. La chambre devenait lugubre, au soir tombant, quand elle n'était plus éclairée que par une lampe de chevet, maman ayant fait baisser le store. Je supposais que l'obscurité en épaississait encore le funèbre mystère. En fait, cette nuit et les trois qui suivirent, je dormis mieux que chez moi, préservée de l'angoisse du téléphone et des désordres de mon imagination : j'étais là, je ne pensais à rien.
Maman n'eut pas de cauchemars. La première nuit, elle se réveilla souvent en réclamant à boire. La seconde, son coccyx la fit beaucoup souffrir ; mademoiselle Cournot l'a couchée sur le côté droit : mais alors son bras la torturait. On l'a installée sur un rond de caoutchouc, ce qui soulageait l'endroit douloureux, mais risquait d'endommager la peau des fesses, si bleue, si fragile. Le vendredi, le samedi, elle dormit assez bien. Dès la journée du jeudi, grâce à l'équanil elle avait de nouveau confiance. Elle ne demandait plus : « Crois-tu que je m'en sortirai ? » mais : « Crois-tu que je pourrai reprendre une vie normale ? » « Ah ! aujourd'hui, je te vois ! me dit-elle d'une voix heureuse. Hier, je ne te voyais pas ! » Le lendemain, Jeanne qui arrivait de Limoges lui a trouvé un visage moins ravagé qu'elle ne l'avait craint. Elles ont causé pendant près d'une heure. Quand elle est revenue le samedi matin avec Chantal, maman leur a dit, d'un ton guilleret : « Eh bien ! ce n'est pas pour demain mon enterrement ! Je vivrai jusqu'à cent ans : il faudra me tuer. » Le docteur P. était perplexe. « Avec elle on ne peut faire aucune prévision : elle a une telle vitalité ! » J'ai rapporté à maman ce dernier mot : « Oui, j'ai de la vitalité ! » a-t-elle constaté avec satisfaction. Elle s'étonnait un peu : les intestins ne fonctionnaient plus et les médecins ne
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