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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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maman n'avait plus besoin de garde particulière puisqu'on avait arrêté le goutte à goutte. Le soir de mon départ, mademoiselle Leblon avait commencé une transfusion qui devait durer deux heures : les veines surmenées supportaient moins encore le sang que le plasma. Pendant cinq minutes maman avait crié. « Arrêtez ! » avait dit Poupette. L'infirmière s'était débattue : « Que dira le docteur N. ? — Je prends tout sur moi. » En effet, N. avait été furieux : « La cicatrisation sera plus lente. » Il savait bien pourtant que la plaie ne se refermerait pas ; elle formait une fistule par laquelle l'intestin se vidait : c'est ce qui évitait une nouvelle occlusion car le « trafic » s'était interrompu. Combien de temps maman résisterait-elle ? D'après les analyses, la tumeur était un sarcome d'une extrême virulence, qui avait commencé d'essaimer dans tout l'organisme ; cependant l'évolution pouvait être assez longue, étant donné son âge.
    Elle me raconta ses deux dernières journées. Le samedi elle avait entamé un roman de Simenon et battu Poupette aux mots croisés : sur sa table s'entassaient des grilles qu'elle découpait dans les journaux. Le dimanche, elle avait déjeuné d'une purée de pommes de terre qui n'avait pas passé (en réalité, c'était le début des métastases qui l'avait ravagée) et elle avait fait un long cauchemar éveillé : « J'étais dans un drap bleu, au-dessus d'un trou ; ta sœur tenait le drap et je la suppliais : ne me laisse pas tomber dans le trou... — Je te tiens, tu ne tomberas pas », disait Poupette. Elle avait passé la nuit, assise sur un fauteuil et maman, qui d'ordinaire se souciait de son sommeil, lui disait : « Ne dors pas ; ne me laisse pas partir. Si je m'endors, réveille-moi : ne me laisse pas partir pendant que je dors. » A un moment, m'a raconté ma sœur, maman a fermé les yeux, exténuée. Ses mains ont griffé les draps et elle a articulé : « Vivre ! Vivre ! »
    Pour lui épargner ces affres, les médecins avaient prescrit des comprimés et des piqûres d'équanil ; maman les exigeait avidement. Toute la journée elle fut d'excellente humeur. Elle a encore épilogué sur l'étrangeté de ses impressions : « Il y avait un rond en face de moi qui me fatiguait. Ta sœur ne le voyait pas. Je lui disais : cache ce rond. Elle ne voyait pas de rond. » Il s'agissait d'une petite plaque métallique fixée dans le chambranle de la fenêtre et qu'on avait masquée en abaissant un peu le store, enfin réparé. Elle a reçu Chantai et Catherine et elle nous a déclaré avec satisfaction : « Le docteur P. m'a dit que j'avais été très intelligente ; j'ai fait les choses d'une manière très intelligente : pendant que je me rétablis de mon opération, mon fémur se ressoude. » Le soir, j'ai proposé de remplacer ma sœur qui n'avait presque pas fermé l'œil, la nuit précédente ; mais maman était habituée à elle ; et elle la croyait beaucoup plus compétente que moi, parce qu'elle avait soigné Lionel.
    La journée du mardi se passa bien. La nuit, maman fit des cauchemars. « On me met dans une boîte », disait-elle à ma sœur. « Je suis là, mais je suis dans la boîte. Je suis moi, et ce n'est plus moi. Des hommes emportent la boîte ! » Elle se débattait : « Ne les laisse pas m'emporter ! » Longtemps Poupette a gardé la main posée sur son front : « Je te promets. Ils ne te mettront pas dans la boîte. » Elle a réclamé un supplément d'équanil. Sauvée enfin de ses visions, maman l'a interrogée : « Mais qu'est-ce que ça veut dire, cette boîte, ces hommes ? — Ce sont des souvenirs de ton opération : des infirmiers t'emportent sur un brancard. » Maman s'est endormie. Mais le matin il y avait dans ses yeux toute la tristesse des bêtes sans défense. Quand les infirmières ont arrangé son lit, puis l'ont fait uriner à l'aide d'une sonde, elle a eu mal, elle a gémi ; et elle m'a demandé d'une voix mourante : « Tu crois que je m'en sortirai ? » Je l'ai grondée. Elle a interrogé timidement le docteur N. : « Vous êtes content de moi ?» Il a répondu oui sans aucune conviction, mais elle s'est agrippée à cette bouée. Elle inventait toujours d'excellentes raisons pour justifier l'excès de sa fatigue. Il y avait eu la déshydratation ; une purée de pommes de terre trop lourde ; ce jour-là, elle reprochait aux infirmières de ne lui avoir fait la veille que trois pansements au lieu de quatre : « Le

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