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Une mort très douce

Une mort très douce

Titel: Une mort très douce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Simone de Beauvoir
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la première épreuve, j'avais flanché : j'avais renié ma propre morale, vaincue par la morale sociale. « Non, m'avait dit Sartre, vous avez été vaincue par la technique : et c'était fatal. » En effet. On est pris dans un engrenage, impuissant devant le diagnostic des spécialistes, leurs prévisions, leurs décisions. Le malade est devenu leur propriété : allez donc le leur arracher ! Il n'y avait qu'une alternative, le mercredi : opération ou euthanasie. Le cœur solide, vigoureusement réanimée, maman aurait résisté longtemps à l'occlusion intestinale et vécu l'enfer, car les docteurs auraient refusé l'euthanasie. Il aurait fallu me trouver là à six heures du matin. Mais même alors, aurais-je osé dire à N. : « Laissez-la s'éteindre » ? C'est ce que je suggérais quand j'ai demandé : « Ne la tourmentez pas » et il m'a rabrouée avec la morgue d'un homme sûr de ses devoirs. Ils m'auraient dit : « Vous la privez peut-être de plusieurs années de vie. » Et j'étais obligée de céder. Ces raisonnements ne m'apaisaient pas.
    L'avenir m'épouvantait. Quand j'avais quinze ans, mon oncle Maurice était mort d'un cancer à l'estomac. On m'avait raconté que pendant des jours il avait hurlé : « Achevez-moi. Donnez-moi mon revolver. Ayez pitié de moi. » Le docteur P. tiendrait-il sa promesse : « Elle ne souffrira pas » ? Entre la mort et la torture, une course était engagée. Je me demandais comment on s'arrange pour survivre quand quelqu'un de cher vous a crié en vain : Pitié !
    Et même si la mort gagnait, l'odieuse mystification ! Maman nous croyait auprès d'elle ; mais nous nous situions déjà de l'autre côté de son histoire. Malin génie omniscient, je connaissais le dessous des cartes, et elle se débattait, très loin, dans la solitude humaine. Son acharnement à guérir, sa patience, son courage, tout était pipé. Elle ne serait payée d'aucune de ses souffrances. Je revoyais son visage : « Puisque c'est bon pour moi. » Je subissais avec désespoir une faute qui était mienne, sans que j'en sois responsable, et que je ne pourrais jamais racheter.
    Maman avait passé une nuit calme ; la garde, voyant son inquiétude, n'avait pas lâché sa main. On avait trouvé moyen de la mettre sur le bassin sans la blesser. Elle recommençait à manger et bientôt on supprimerait les perfusions. « Ce soir ! » suppliait-elle. « Ce soir ou demain », disait N. Dans ces conditions, la garde continuerait à la veiller mais ma sœur dormirait chez ses amis. Je demandai conseil au docteur P. Sartre prenait le lendemain l'avion pour Prague ; l'accompagnerais-je ? « N'importe quoi peut arriver, n'importe quand. Mais cette situation peut aussi durer des mois. On ne partirait jamais. Prague n'est qu'à une heure et demie de Paris et il est facile de téléphoner. » Je parlai à maman de ce projet : « Bien sûr ! va-t'en, je n'ai pas besoin de toi », me dit-elle. Mon départ achevait de la convaincre qu'elle était hors de danger : « Ils m'ont ramenée de loin ! Une péritonite à soixante-dix-huit ans ! Heureusement que j'étais ici ! Heureusement qu'on n'avait pas opéré mon fémur. » Son bras gauche délivré de ses bandages s'était un peu dégonflé. D'un air appliqué elle portait sa main à son visage ; elle vérifiait son nez, sa bouche : « J'avais l'impression que mes yeux étaient au milieu de mes joues, et mon nez, de travers, tout en bas de ma figure. C'est curieux... »
    Maman n'avait pas eu l'habitude de s'observer. Maintenant, son corps s'imposait à elle. Lestée de ce poids, elle ne planait plus dans les nuées et ne disait plus jamais rien qui me choquât. Quand elle évoquait Boucicaut, c'était pour plaindre les malades condamnées à la salle commune. Elle prenait le parti des infirmières contre la direction qui les exploitait. Malgré la dureté de son état, elle demeurait fidèle à la discrétion dont elle avait toujours fait preuve. Elle craignait d'infliger trop de travail à mademoiselle Leblon. Elle remerciait, elle s'excusait : « Tout ce sang qu'on dépense pour une vieille femme, alors que des jeunes en auraient besoin ! » Elle se reprochait de me prendre du temps : « Tu as des choses à faire, et tu perds des heures ici : ça m'ennuie !» Il y avait un peu de fierté, mais aussi du remords dans sa voix quand elle disait : « Mes pauvres petites ! Je vous en ai donné des émotions ! Vous avez dû avoir peur. » Elle nous touchait aussi par sa

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