Une tombe en Toscane
naufragés que le sauvetage allait séparer à jamais sans doute. Ils avaient échangé loyalement leurs forces.
À l'hôtel, ils flânèrent un moment sur la terrasse, peuplée de couples chuchotant ces mots de minuit qui ne signifient rien, qui ne sont prononcés que pour attiser une tendresse.
- Comme tout est simple pour certains, dit Jean-Louis. S'aimer, s'unir, avoir des enfants, les élever, en faire des hommes et des femmes qui s'aimeront et s'uniront afin de perpétuer le monde. Je les envie parfois. Ils doivent être les élus, ceux de qui rien n'est exigé de plus que de vivre ; nous devons être les maudits..., les orgueilleux.
- Ni orgueilleux ni maudits, répondit-elle ; nous sommes simplement conscients de choses qu'ils n'ont pas encore perçues et notre récompense sera peut-être de revenir parmi eux, pour nous engager dans le rang sans risquer les déceptions que va leur réserver l'avenir. L'aurore qu'ils ne peuvent deviner pour n'avoir pas vécu la patiente recherche de la nuit.
- Que s'offrent-ils les uns les autres ? Rien que des corps, des sentiments, des situations. Ils se bernent mutuellement, ils se croient raisonnables parce qu'ils s'installent dans le destin humain, alors qu'ils devraient savoir qu'ils ne sont que des dieux gaspillés...
7.
Quand Michel Malterre, le grand-père de Jean-Louis, avait acheté les Cèdres en 1895, Louis venait de naître et la famille faisait l'apprentissage de la fortune. L'industriel avait choisi cette propriété parce qu'elle était la plus isolée de la banlieue résidentielle, hors d'une ville éternellement couronnée de fumées sales que la pluie collait aux façades des immeubles de la vallée.
En même temps qu'elle offrait un asile calme au milieu d'un parc entouré de murs épais, comme ceux d'un couvent, la villa des Cèdres classait d'emblée son propriétaire. Le jour où, chez M e de Noès, le grand-père Malterre avait signé l'acte de propriété, il avait élevé sa famille au rang de la grande bourgeoisie provinciale.
Un des piliers du portail portait une inscription « Les Cèdres » et une date « 1857 ». Le précédent propriétaire avait tenté de justifier le nom du domaine en plantant quelques cèdres le jour où l'on avait commencé les fondations. Les arbres s'étaient étiolés pendant que l'on construisait sa demeure. Ils avaient été de la première flambée dans la cheminée du salon, mais le nom était déjà gravé sur le pilier de l'entrée. C'était le seul et durable vestige d'une plantation avortée.
Le grand-père Malterre, qui n'aurait pas fait de différence entre un cèdre et un épicéa, n'avait pas jugé bon de débaptiser son domaine qui portait ainsi une identité usurpée. Il s'était contenté de faire planter une allée de tilleuls et des marronniers. À la mort de son fils, ceux-ci cachaient complètement la façade de la maison aux passants qui risquaient un regard à travers la grille repeinte chaque printemps.
Quand Louis Malterre était devenu, à son tour, le maître des Cèdres, la maison avait acquis la patine flatteuse du temps. Les arbres du parc, en pleine maturité, ajoutaient par leur taille et leur ombrage l'ambiance paisible et distinguée des très vieilles demeures. Le domaine bourgeois et banal prétendait, avec les années, au style Louis-Phi-lippe.
C'était à la fois robuste et cossu. Le père de Jean-Louis s'était contenté d'y ajouter le confort : chauffage central, salles de bains, peintures claires, moquettes et tapis, mobilier anglais en citronnier. En même temps, il avait supprimé les massifs bordés de désespoir-des-peintres et planté partout du gazon. Il ne concevait les fleurs que dans une serre, qu'il avait fait aménager derrière la maison. Du même coup, on avait enlevé les deux énormes potiches de ciment couronnées de géraniums qui trônaient sur le perron.
Louis Malterre aimait les fleurs, comme on aime les saxes ou les ivoires. De même qu'on ne place jamais les pièces précieuses sur des meubles hors des vitrines, il n'admettait pas de voir les fleurs dans des vases ou exposées aux intempéries dans le parc. Il les considérait plus en collectionneur qu'en esthète, presque en biologiste.
Dans la serre aux orchidées, il y avait bien d'autres fleurs rares ou étonnantes : des caladiums, des achinopsis, des cypripédiums, des gobe-mouches des Antilles, des droséras. Il les visitait
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