Une tombe en Toscane
d'être plus proche que jamais de son modèle inaltérable, Jean-Louis se souvint que le taxi l'attendait toujours. Il quitta le cimetière après avoir volé une anémone sur une tombe fraîchement fleurie pour la déposer, comme un gage de reconnaissance, dans la main de marbre d'Anna Batesti.
À l'hôtel, il ne put se résoudre à déjeuner et se réfugia dans sa chambre. Le soleil s'y était répandu et faisait luire les vieux meubles, dont la patine s'accommodait bien de quelques fentes et des traces – rayures, taches ou heurts - de plusieurs siècles de vie domestique. La fenêtre grande ouverte lui offrit la perspective du cimetière qu'il venait de quitter. Sur la colline d'en face, il paraissait lointain. Les plumets vert sombre des cyprès tranchaient sur la blancheur des tombes et l'ocre des terres, à flanc de colline, où l'argent des oliviers et le rose timide des premiers amandiers en fleur ajoutaient un relief subtil de nuances.
Tout dans ce décor paraissait immuable, pareil à ces paysages que les peintres mettent parfois dans une grande fresque pour emplir une fenêtre inutile. C'était un peu comme si Jean-Louis se fût trouvé dans un exil impénétrable aux autres.
Il s'assit et alluma une cigarette, plus pour conjurer une sorte d'angoisse et de sensation d'isolement, que par goût machinal du tabac. Comme un enfant, confié à des étrangers et qui sent soudain un inexplicable chagrin lui gonfler la gorge et désire avec véhémence sa chambre familière, ses jouets, la voix de sa mère, Jean-Louis ressentit le besoin physique de rentrer aux Cèdres, de voir l'usine, de s'asseoir dans la chambre de son père.
Ici Louis Malterre n'était plus son père. C'était un homme inconnu, qui avait aimé une morte, qui avait marché dans cette ville dans un costume qu'il ne lui avait pas connu, qui devait être un jeune homme peut-être gai et heureux.
Jamais son père, jusqu'à ce jour, ne lui avait paru avoir une jeunesse. Il n'avait pu l'imaginer s'intéressant aux jeunes filles, aux jeux, ou aux conversations des jeunes gens. Et soudain, Sienne lui révélait que ce père avait existé aussi sous cette forme inattendue d'un homme allant au-devant de la vie, ayant des préoccupations, des espérances, des désirs différents de ceux du personnage familier. Désorienté, comme un navigateur à qui l'on retire sa boussole, comme un comédien confiant à qui l'auteur vient dire qu'il a, jusque-là, joué faux, Jean-Louis admit enfin qu'il lui fallait aller plus loin dans la découverte, ne pas s'arrêter à la tombe d'Anna Batesti, mais la connaître, elle, la morte, par sa famille qui devait encore exister dans une de ces maisons médiévales, secrètes comme des cloîtres ; par ses amis qu'il avait peut-être croisés.
Il se leva, sa cigarette consumée, et vint devant la grande glace qui surmontait la commode, comme pour se confirmer dans sa réalité physique. En pareil cas, il pensa que son père aurait été un enquêteur logique, patient, impitoyable. C'est ainsi qu'il serait pour que rentre dans l'orbite de ses connaissances sensibles cette étrangère que son père, ce prédécesseur de lui-même, avait aimée.
Il y avait, dans sa décision de cerner le personnage d'Anna Batesti, une jalousie posthume. Il regagnait en force ce qu'il venait de situer en faiblesse dans le passé de son père. Il eut le sentiment qu'il était plus fidèle à son modèle que le modèle lui-même.
En étant arrivé à cette conclusion satisfaisante pour l'orgueil secret qui guidait ses actes, il sonna la femme de chambre et se fit apporter du thé. Les cloches de Santa Maria del Carminé sonnèrent. C'était déjà le milieu de l'après-midi. Les quelques heures qui séparaient Jean-Louis de sa visite au cimetière avaient passé sans qu'il ait eu conscience de leur fuite. Il eut l'impression de surgir d'un vide hypnotique et la première gorgée de thé brûlant vint à propos lui rappeler les réalités physiques.
Il décida d'entreprendre immédiatement la recherche des Batesti. Dans le hall de marbre, quand il se dirigea vers le bureau de la comtesse, il avait retrouvé le pas sec et assuré de son père. La comtesse vint à lui, dans le petit salon où, le matin même, elle l'avait convié à prendre un porto. Elle connaissait les Batesti, ils étaient vaguement ses cousins. Jean-Louis en une demi-heure apprit tout sur cette illustre famille.
Les Batesti,
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