Une tombe en Toscane
d'entrevoir une Batesti.
Lentement, il descendit jusqu'au Campo. La place était presque déserte, les Siennois préférant les rues à vitrines. Le ciel était clair et la lune, cachée par les constructions des collines, répandait une étrange luminosité qui mettait à la façade du Palazzo publico et au campanile de la tour Mangia, d'étranges reliefs, là où, le jour, tout paraissait lisse et poli.
Jean-Louis se souvint de ce que lui avait raconté, dans le train, le Père dominicain. C'est sur cette place que le matin de la bataille de Montaperti, le 4 septembre 1260, les femmes, les enfants, les vieillards de Sienne étaient rassemblés attendant anxieusement des nouvelles des combats que les leurs livraient contre les Florentins, sous les murs de la ville, suspendus aux commentaires que le guetteur, Cerreto Ceccolini, faisait du sommet de la tour Marescotti.
Voyageur du XX e siècle, préoccupé de son drame personnel plus que d'histoire, Jean-Louis ne put cependant échapper au charme de ce soir siennois, si semblable, dans la fidélité d'un décor intemporel, à celui qui précéda la bataille et la victoire vécues sept cents ans plus tôt.
Son père n'avait sans doute pas, lui non plus, refusé cette émotion. Peut-être avait-il traversé cette place, à cette même heure, tenant la main d'Anna Batesti, apprenant par elle l'histoire de sa ville et de sa famille.
La rancune et la jalousie, premiers réflexes incontrôlables après la révélation du cimetière, n'avaient plus maintenant de raison d'être et il rejetait l'une et l'autre. Son père, en mourant, il s'en souvint brusquement tandis qu'il s'éloignait de la fontaine Gaia, au ruissellement régulier et doux comme une plainte de tourterelle, avait prononcé un mot inintelligible, où il n'avait reconnu que la voyelle a.
Il lui avait ainsi livré, sans aucun doute, le nom d'Anna. Le poème d'Alcobaça et la facture du tombeau étaient un testament. Ces deux indices, qu'il savait seul son fils capable d'exploiter, auraient peut-être été détruits, si l'embolie n'avait pas surpris Louis Malterre. Le secret de sa vie, son père ne voulait le lever qu'après sa mort, au seul qui l'aimât assez pour comprendre, pour accomplir ce pèlerinage.
En remontant vers son hôtel, Jean-Louis, à la fois grave et fier, estimait qu'à partir de cet instant seulement il pouvait se reconnaître comme la parfaite suite humaine de Louis Malterre, la réplique consciente de sa personnalité.
Alors qu'il fermait la fenêtre de sa chambre un moment plus tard, il lui vint une nouvelle inquiétude, comme s'il était dit que la paix ne lui serait pas complètement donnée. Peut-être y avait-il entre les gisants des illustres amants portugais et la tombe d'Anna Batesti, un message qu'il ne déchiffrait pas encore.
Sur la colline d'en face, parmi les petites lumières du cimetière, il en était une qui paraissait brûler à sa seule intention, comme le témoin obstiné d'un doute toujours présent.
Dans la nuit, il eut un étrange cauchemar. Il avançait dans le cimetière. Arrivé au mur du fond et à la place de la tombe d'Anna, il n'apercevait qu'un trou béant qui était l'amorce d'un escalier souterrain. Il descendait les marches et aboutissait dans un couloir voûté, infiniment long, éclairé de distance en distance par de petites lampes. Il devinait alors, fuyant devant lui, deux silhouettes se tenant par la main : son père et Anna.
Il prenait sa course pour les rejoindre, mais le couloir était si long qu'il n'y parvenait pas... Son angoisse finit par le réveiller... Fiévreux, il se leva pour boire un verre d'eau et s'endormit.
Au matin, il ne restait plus aucune trace du rêve pénible, sinon le souvenir d'une course éperdue.
Le soleil éclairait le cimetière qui n'était plus qu'un détail de la campagne siennoise, dans le moutonnement ferme des collines. Le volume rose des amandiers avait augmenté, et quand la femme de chambre déposa sur la table le plateau du petit déjeuner, elle annonça, comme s'il se fût agi d'un visiteur :
- Oggi, è primavera.
Pour les Toscans, qui sont gens à toujours s'émouvoir d'une gracieuseté de la nature, le printemps est une fête, ils le voient à travers les peintures de Botticelli. Ce jour-là, les couleurs, les fleurs, les femmes prennent une signification particulière, comme si Primavera était un citoyen de Toscane, une sorte de
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