Une tombe en Toscane
constructions. Les maisons étaient empilées, serrées, exhaussées, se soutenaient les unes les autres, sans aucun souci d'orientation, formant une masse confuse pareille à une énorme cristallisation d'où émergeaient des ocres, des roux, des gris, le campanile blanc à bandes noires de Saint-Martin.
Un grand moment, Jean-Louis demeura ainsi debout derrière le mur du cimetière qui, lui aussi, ressemblait au rempart d'une forteresse arrimée sur un mamelon, comme si les morts avaient voulu, par méfiance, se retirer dans un domaine séparé et protégé du monde vivant.
Enfin il se décida à marcher jusqu'au fond du cimetière où se trouvait la tombe dont son père, pour d'incompréhensibles raisons, avait payé l'érection.
En avançant vers le mur du fond, il se trouvait un peu ridicule, tant il prévoyait maintenant que l'explication qu'il était venu chercher là allait paraître simple et logique, sans rapport avec l'aventure portugaise. Le ciel toscan, la limpidité de l'atmosphère, la franchise de la lumière semblaient devoir tout simplifier, il en était sûr.
Il fit un dernier pas et sentit brutalement une horrible contraction à l'estomac qui faillit lui arracher un cri. Il était arrivé au bout de l'allée sans s'en apercevoir, il n'avait pas eu encore le réflexe de chercher le second monument à partir du mur que ses yeux irrésistiblement s'étaient fixés au milieu d'une inscription, pour lui incompréhensible, au faîte d'une dalle dressée, sur une harmonie de lettres familières, que le regard n'avait pu lire, mais que l'esprit, le cœur, les sens absorbaient en leur unité, comme s'il se fût agi d'un seul signe, son nom : MALTERRE.
Il s'écoula un long moment avant que le jeune homme puisse à nouveau obtenir que son cerveau fonctionne et se livre au calcul des déductions.
En faisant appel à tous ses souvenirs de latin il lut l'inscription : « Enlevée tragiquement à la vie et à l'amour des siens, Anna Batesti, épouse de Louis Malterre, attend le triomphe de l'esprit sur la chair. Elle avait vingt ans. »
Il relut dix fois, traduisit chaque mot jusqu'à ce que ne subsiste aucun doute. Son père, Louis Malterre, avait été marié à une Italienne morte à vingt ans. C'était incroyablement romanesque, presque inadmissible.
Quand il parvint à détacher son regard de son propre nom plaqué là, au milieu d'une phrase italienne, à des centaines de kilomètres de sa ville, dans un décor de sculptures étrangement veillées par des lumignons désuets, il regarda le caveau, œuvre d'Alfonso Benedetti.
C'était une large dalle rectangulaire, légèrement inclinée et partagée par une frise en diagonale. Dans un triangle ainsi formé, le corps voilé d'une femme reposait. La sculpture était parfaite. Les plis, doux et lourds, du linceul qui couvrait plus qu'il n'enveloppait le corps abandonné dans un sommeil confiant, le sommeil d'une jeune épousée qui dort de l'extase de l'amour, avaient une telle authenticité qu'on retenait difficilement le geste de curiosité qui eût dévoilé le visage.
Les veinures du marbre savamment utilisées ôtaient à la composition la rigidité de la pierre. La seule partie de ce corps demeurée apparente, par la volonté de l'artiste, était une main longue et souple, renversée, paume ouverte, d'une parfaite finesse. Les doigts légèrement relevés et tendus paraissaient prêts à saisir. Ils semblaient prolonger un éternel appel.
Jean-Louis s'était assis sur l'angle de la tombe d'en face, essayant de comprendre et s'enfonçant de plus en plus dans le mystère de ce père inimitable, qui lui avait réservé une révélation posthume que peu de fils doivent connaître. À cet instant, il pensa qu'il possédait seul ce secret, car il était certain que sa mère ignorait ce premier mariage de Louis Malterre, dont il n'était aux Cèdres qu'une seule trace : la facture de Benedetti, le sculpteur siennois. Cette pensée lui donna une sorte de satisfaction orgueilleuse. Il imagina que son père avait peut-être voulu laisser une énigme qui ne pouvait être résolue que par l'amour et la fidélité d'un fils.
Jean-Louis admettait volontiers que, sciemment, son père avait conservé à son intention deux indices minuscules capables de guider sa perspicacité et de la conduire vers une connaissance secrète : le poème d'Alcobaça et la facture de Sienne.
Désorienté, mais conscient
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