Une tombe en Toscane
expliqué. J'aurais pu dans ma famille suivre une pareille fausse route, il y a tant de traditions, de nobles préceptes et mon père ne passe pas un jour sans nous en entretenir. Il y a tant d'êtres exemplaires qui méritent d'être imités, Anna, par exemple, qui a fait de sa brève existence un tout unique.
- Le difficile, dit Jean-Louis, est d'accepter son propre personnage et de s'en satisfaire. J'avais l'impression que celui de mon père était satisfaisant.
- Les expériences des autres, reprit Anne, ne sont pas des principes mais des fardeaux. Il ne faut pas s'en charger comme ces voyageurs trop prévoyants qui emportent une foule d'objets qu'ils n'auront jamais l'occasion d'utiliser. Acceptez-vous maintenant de poser votre charge devenue inutile, Jean-Louis, et de marcher les mains libres au-devant de cet inconnu qui est vous-même ?
– Je crois que je le peux, Anne. Cette nuit dans ce cimetière, je me sens disponible. Vous me paraissez bien jeune pour savoir toutes ces choses et me les révéler.
- C'est là, dit Anne, que le passé a sa force et son influence. Je suis Anne Batesti, mais de mes ancêtres tyrans, soldats, artistes, demeurent en moi quelques principes héréditaires. Comme en vous, il y a quelques principes de votre père, mais ce ne sont pas ceux que vous aviez cru reconnaître.
Sur le cimetière, au milieu des veilleuses, une étrange paix - émanant peut-être de ces repos ajoutés – établissait pour Jean-Louis un silence neuf.
- Vous croyez en Dieu, dit Anne, et à l'âme, vous sentez ici, n'est-ce pas, que la mort n'est pas l'aboutissement au néant, mais une naissance à un autre monde, comme l'art et l'amour. C'est le triangle qui enferme nos destinées. Jusque-là vous étiez hors de ses murs, maintenant vous y êtes entré, vous y avez rejoint votre âme.
Jean-Louis fut à cet instant persuadé qu'il n'avait cherché depuis des mois que pour atteindre cette conviction. Une joie l'envahit, brutale et sourde. La lune à son premier quartier laissa passer entre deux cyprès une lumière jaune, comme celle d'une veilleuse brusquement dévoilée. Il vit la tombe d'Anna et cette main de marbre, qui se tendait obstinément comme implorant un geste qui aurait permis à la morte de se relever.
Alors une nouvelle évidence l'atteignit. Il se revit à Alcobaça devant les tombeaux d'Inés de Castro et de Pierre le Cruel et la solitude de cette main de marbre lui apparut significative.
- Il faut, dit-il à Anne, que mon père repose ici à côté d'elle, la place est marquée, c'était le sens réel des messages, après seulement je serai libre d'être moi-même.
Anne se leva, vive et mince, et lui prit les mains. Il vit qu'elle pleurait.
– Allons, dit-elle, l'équilibre est rétabli, vous seul pouviez décider.
Ils revinrent vers la ville déserte à travers le cimetière. Très loin, au-delà des collines, une ligne plus claire s'élargissait sur l'horizon. Dans quelques heures il ferait jour.
Sur le plateau du petit déjeuner, qu'il prit fort tard, Jean-Louis trouva deux lettres. Une de sa sœur où elle lui annonçait ses fiançailles avec Michel Vérimont, une de sa mère lui confirmant la nouvelle et précisant que la succession de son père était réglée. Jean-Louis sourit à cette lecture. Agnès traitait son mariage comme une affaire banale et on cherchait en vain la chaleur de l'amour dans ses phrases. Camille, en revanche, paraissait faire un exercice de style sur le nom de Georges Settier. Le notaire était cité toutes les deux lignes. Dans le règlement de la succession il avait été rapide, compréhensif, loyal, de bon conseil. Sa générosité, son tact, le respect du chagrin familial, l'admirable souvenir qu'il gardait du défunt, le souci constant d'interpréter l'esprit du testament...
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas comprendre que Camille était amoureuse comme une collégienne du séduisant tabellion. Jean-Louis se dit que les circonstances faciliteraient les choses. Il répondit à Agnès une lettre de félicitations très fraternelle. C'était la première fois qu'il écrivait à sa sœur et il y mit plus de gentillesse et de sensibilité qu'il ne se serait cru capable d'en ressentir. À sa mère, il annonça son retour pour la semaine suivante.
Déjà, sans que sa pensée s'y attache, il formait un plan possible pour sa vie future. Reprendre la direction de l'usine lui
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