Une tombe en Toscane
d'art était animée et renouvelée, qu'elle avait un langage, des appels, des complicités qui résonnaient en écho et que l'homme qui savait voir de l'œil intérieur pouvait y lire d'étranges et personnels messages. Il en était de même de la poésie et de la musique, mais il appréhendait secrètement ces modes de transmission sensoriels qui justifiaient les principes d'éternité.
Quand la conversation générale reprit sur les sujets inquiétants de la guerre atomique, des menaces, des défis qu'on se lançait d'une capitale à l'autre, il ne put y trouver d'intérêt. Quand on l'interrogea sur son usine et les produits qu'il fabriquait, il s'expliqua avec lassitude et découvrit avec stupeur que sa pensée n'avait eu aucune difficulté à s'en détacher. Tout en bavardant, il décida qu'un voyage en France devenait indispensable, mais il refusa d'en fixer la date, comme s'il estimait que le moment n'était pas encore venu de s'éloigner, comme s'il sentait que tout n'était pas encore éclairci.
Il raccompagna les Batesti jusqu'à leur porte et revint en fumant par les remparts. La nuit de printemps fraîche et claire le décida à marcher jusqu'au cimetière, dont les veilleuses semblaient être de loin de petits regards vifs, de petits regards inassouvis, risqués au-dessus des tombes par les morts.
La grille était entrouverte. Elle grinça un peu quand il la poussa. L'allée de cailloux blancs le conduisit jusqu'au mur du fond où se trouvait la tombe d'Anna. Vues de près, dans le halo multiple de leurs petites clartés éparses, les veilleuses perdaient tout leur mystère. Elles n'étaient plus que des lampes électriques dénuées de toute poésie. Et Jean-Louis, en faisant cette constatation, se réjouit de voir qu'il demeurait un être lucide.
Mais une ombre était assise sur la tombe. Il s'approcha jusqu'à la toucher, l'ombre eut un mouvement et une sorte de vapeur dorée lui révéla le visage d'Anne, quand elle leva la tête vers lui.
– Vous êtes là !
- Cette morte est à nous, dit-elle en passant la main sur la forme de marbre, à nous deux seulement, les autres expliquent sans avoir rien compris de son destin, mais vous et moi nous savons.
- Vous venez souvent ici, la nuit ? interrogea Jean-Louis.
- Oui, souvent, dit-elle, pour voir si le vent qui est plus fort dans le haut du cimetière n'a pas brisé l'ampoule de la veilleuse... et aussi quand j'ai quelque chose à décider.
- Et cette nuit ?
– Cette nuit, répondit-elle à voix basse, il n'y a pas de vent.
Ils restèrent un moment silencieux. Elle assise, lui debout, respirant son parfum. Autour d'eux les lampes aux feux inégaux étaient redevenues des yeux qui les fixaient, couple insolite dans cette réunion de tombes.
Jean-Louis attendait de cet instant nocturne un signe particulier, parce qu'il savait maintenant qu'il se trouvait engagé dans un cycle d'événements où se déciderait sa vie future. En allant à Alcobaça, en venant à Sienne, il n'avait fait qu'ouvrir des portes derrière lesquelles la connaissance de son père lui avait été donnée. Restait à découvrir le miroir qui lui révélerait son propre visage.
Anne parla.
- Il faut maintenant, Jean-Louis, que je vous aide. Vous étiez jusque-là comme un homme qui avait une vue déformante des choses et des êtres, ici devant cette tombe et dans la maison de mon père, vous avez été guéri et maintenant vous avez une vision juste. Vous étiez jusqu'ici un homme tranquille et assuré dans sa foi filiale, mais vous n'aimiez pas ce qui était le moins aimable. Maintenant tout se justifie de votre adoration. Mais vous, dit-elle, où êtes-vous, quel est ce corps qui porte votre nom, quelle est cette âme dont vous paraissez embarrassé ?
- Si je regarde en moi, dit Jean-Louis, je n'y vois que le vide.
– Je sais, dit Anne. Vous vouliez être votre père et vous n'avez imité qu'une enveloppe humaine et intellectuelle et dans votre application à suivre, à connaître, vous avez oublié d'être vous-même, un être différent, riche de celui que vous aimiez, mais indépendant, neuf, libre.
Elle releva la tête :
- Vous êtes un imitateur, Jean-Louis, un mauvais imitateur ; vous demeurez entre deux personnalités, celle de votre père, inaccessible, et la vôtre, mort-née. Maintenant vous avez cessé de voir autre chose que l'homme-modèle que vous adoriez. Voilà le vide
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