Une veuve romaine
rouquine, elle savait faire montre de retenue. Je la soupçonnais d’être du genre à méditer sur la ruine des empires. Je pouvais parfaitement l’imaginer en train de mettre au point une vengeance, des années après une supposée insulte.
— Severus Moscus ne m’a jamais touchée, mais quand j’ai eu 16 ans, il m’a demandée en mariage. Peut-être parce qu ’ il n’avait jamais abusé de moi – à la différence de certains autres – j’ai accepté. Pourquoi pas ? Je n’avais jamais vécu dans un plus bel endroit que sa boutique, je m’y sentais chez moi. J’y ai gagné ma liberté. Mais la plupart des mariages ont un aspect mercantile. Personne ne peut me jeter la pierre pour avoir tenté ma chance.
Elle avait une façon intéressante de faire les questions et les réponses. J’aurais parié qu’elle parlait aussi toute seule.
— Il obtenait quoi, lui, dans ce marché ?
— La jeunesse. Une compagnie.
— L ’innocence ? l’asticotai-je.
Cette fois, j’avais presque réussi. Elle eut davantage de mal à se contenir.
— Une femme fidèle et une maison calme où il pouvait amener ses amis ! Combien d’hommes peuvent en dire autant ? Toi, par exemple, tu peux en dire autant, ou tu as une mégère qui te crie après ? (Je ne répondis rien. Severina poursuivit d’une voix basse et tremblante de colère :) C’était un homme âgé. Ses forces diminuaient. J’ai été une bonne épouse pour lui, tant que j’ai pu, mais nous savions tous les deux que ça ne durerait probablement pas longtemps.
— Tu l’as bien dorloté ?
Elle répondit à mon ton persifleur par un regard méprisant.
— Didius Falco, aucun de mes maris n’a eu de raison de se plaindre.
— Une vraie professionnelle !…
Son menton accusa le coup entre ses doigts. Je continuai de la dévisager. À cause de son teint pâle et de sa réserve, il était difficile d’imaginer comment elle se comportait au lit. Mais des hommes à la recherche d’une certaine tranquillité pourraient facilement se laisser convaincre qu’elle était docile.
— … Est-ce toi qui as envoyé Moscus à l’amphithéâtre, ce jour-là ?
— Je savais qu’il comptait y aller.
— Tu ne t’es pas aperçue de la chaleur qu’il faisait ? Rien ne t’avait jamais laissé soupçonner qu’il avait le cœur fragile ? Tu n’as pas essayé de l’en empêcher ?
— Je ne suis pas une harpie.
— Donc, Moscus a succombé et tu es passée au suivant. Où as-tu trouvé Eprius, l’apothicaire ?
— C’est lui qui m’a trouvée. (Elle s’obligeait à conserver un ton aimable, ce qui n’était pas naturel. Quelqu’un d’innocent se serait mis à me crier des injures.) Quand Moscus s’est effondré au théâtre, quelqu’un a couru jusqu’à sa boutique pour y chercher un médicament qui pourrait le ranimer. Sans succès. Moscus était déjà parti chez les dieux. La vie peut se montrer brutale. Plus tard, alors que je portais le deuil de mon mari, Eprius est passé pour réclamer l’argent du médicament.
— Et il ne t’a pas fallu longtemps pour faire la conquête de ton créancier ! (Severina permit à sa petite bouche d’esquisser un léger sourire, et il ne lui échappa nullement que j’avais du mal à ne pas sourire moi-même.) Et puis, il s’est étouffé, n’est-ce pas ?…
Elle acquiesça d’un signe de tête, et ses mains s’activèrent sur son métier à tisser. Je perdis toute envie de sympathiser avec elle. Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer les mêmes petites mains luttant pour essayer de maintenir l’apothicaire à terre, pendant la convulsion qui lui fut fatale.
— Tu te trouvais à la maison ?
— Dans une autre pièce. (Je l’observais en train de s’adapter à ce nouveau mode d’interrogatoire : elle avait répété son histoire si souvent que je ne risquais pas de la rendre nerveuse et de la prendre en défaut.) Il était déjà inconscient quand on m’a appelée. J’ai fait ce que j’ai pu pour l’aider à respirer. Mais la pastille était trop profondément enfoncée dans sa gorge. Enfin, c’est ce que le médecin a découvert ensuite. Sur le moment, j’avais peur, et j’avoue que je n’ai pas réussi. Je me suis sentie coupable. Pourtant, il s’agissait d’un accident.
— Il toussait, c’est ça ? demandai-je d’un air narquois.
— Oui.
— Depuis longtemps ?
— On habitait sur l’Esquilin.
Cette colline avait la solide
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