Victoria
dans Pall Mall en direction de Buckingham Palace. La même foule qui, deux ans auparavant, se préparait fébrilement à l’éventualité d’une invasion des Français fait à leur empereur un accueil chaleureux. Certains libraires qui avaient eu le mauvais goût d’exposer dans leur vitrine un certain pamphlet de Victor Hugo ont été contraints par les badauds de baisser le rideau. En passant devant King’s Street, on remarque que Napoléon III attire très ostensiblement l’attention de l’impératrice sur la maison où il habitait pendant ses années d’exil.
Au moment où il descend de voiture, la musique de la garde entonne En partant pour la Syrie , air aux fades accents inspirés par la reine Hortense, promu au rang d’hymne national sous le Second Empire. L’empereur s’avance vers Victoria et lui baise la main. En retour, elle l’embrasse sur les deux joues. Puis les illustres visiteurs sont conduits jusqu’à leurs appartements, ceux-là mêmes où ont été reçus le tsar Nicolas et le roi Louis-Philippe.
Le navire transportant la garde-robe de l’impératrice s’étant un peu perdu dans la brume, elle se trouve sans bijoux. Avec une exquise simplicité, Eugénie prend dans un vase quelques chrysanthèmes assortis à sa toilette pour en orner ses cheveux châtains. Elle paraît au dîner officiel dans une très ample robe à crinoline « cage », la première qu’on ait vue en Angleterre, en satin gris avec des dentelles noires et des volants roses. Son élégance et sa silhouette éclipsent celles de Victoria, mais la reine ne s’en soucie guère et cela servirait plutôt ses desseins.
Elle appréhendait cette rencontre avec l’empereur des Français, disant qu’elle ne « pourrait pas un seul instant se sentir rassurée en sa compagnie ». Pourtant, si Albert reste sur ses gardes, les préjugés de Victoria semblent s’évaporer devant tant d’affabilité. Les moustaches cirées à l’horizontale de Napoléon III lui donnent un air bonhomme. Il redouble de galanterie, la courtisant avec empressement. Elle paraît se laisser aller avec une délectation manifeste au pouvoir de fascination de cet homme mystérieux. Sous son insondable politesse, elle le trouve « aussi peu français que possible, beaucoup plus allemand que français de caractère ». Il ne tarit pas d’anecdotes badines et de plaisanteries. Soucieux de démentir les calomnies dont on l’accable, il s’indigne, par exemple, que l’on ait pu penser qu’il nourrissait le dessein d’envahir la Belgique. Victoria savoure l’occasion de converser longuement en français.
« À l’époque du rétablissement de l’empire, lui dit-elle, certains craignaient que vous n’ayez des intentions hostiles envers ce pays.
— On croyait que je voulais attaquer l’Angleterre, mais mon Dieu, comment pouvait-on y croire ? Il n’y avait pas le moindre prétexte.
— Pourtant, on l’a pu. »
Au Théâtre de Sa Majesté, où ils entendent le Fidelio de Beethoven, les deux souverains sont visiblement plus intéressés par les propos qu’ils échangent que par l’opéra. À Windsor, où la Waterloo Gallery a très diplomatiquement été baptisée « Music Room », la mise en scène de l’amitié franco-britannique se poursuit par une revue militaire. Les troupes sont commandées par Lord Cardigan, qui s’est illustré l’année précédente en conduisant la charge de la brigade légère. Napoléon III a fait venir seize des plus beaux chevaux des écuries impériales, avec son piqueur Alexander Gamble, qu’il a engagé à Londres en 1846. Les deux souverains chevauchent côte à côte. Elle apprécie qu’il soit comme elle fin cavalier, notant avec bonheur que sa petite taille ne se remarque plus dès qu’il est à cheval, mais qu’au contraire il y gagne une noble prestance.
À Sydenham, où se trouve transplantée la version permanente de la Grande Exposition de 1851, leur visite commune est l’occasion d’un cérémonial au symbolisme étudié. Dans la gigantesque serre de Crystal Palace, une foule immense contemple l’empereur et la reine, l’impératrice et le prince consort sur une même tribune. Au mât qui la surmonte sont suspendus l’Union Jack et l’étendard royal britannique avec deux tricolores français dont l’un est frappé des armoiries impériales. De part et d’autre, deux oriflammes identiques portent les initiales V et N pareillement couronnées.
Pour que l’idylle
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