Victoria
Craig-na-Ban, la reine frémit d’impatience en remarquant que Vicky et Fritz se laissent distancer. En vérité, Fritz évoque l’Allemagne en des termes lyriques, disant à Vicky combien il aimerait qu’elle y vînt. La princesse ne mettant pas d’empressement à montrer qu’elle saisit les dessous de cette conversation, il met pied à terre pour lui cueillir quelques fleurs.
« Cette fougère blanche, dit-il, signifie bonne chance : c’est ce que je vous souhaite.
— Et moi de même. »
Guère plus à l’aise qu’au jeu de dés, le prince revient à ce qu’il connaît le mieux, reprenant son éloge de la Prusse. Déjà ils descendent du Glen Girnoch et l’excursion tire à sa fin. Fritz décide de se lancer.
« J’aimerais tant, lui dit-il, que vous acceptiez de venir en Allemagne.
— Après tout ce que vous m’en avez dit, je serais heureuse d’y séjourner un an. »
— Oh ! mais je voudrais que ce soit pour toujours, toujours… »
À ces mots, Vicky rougit intensément sans pouvoir dire un mot et porte le brin de fougère blanche à ses lèvres.
« J’espère, poursuit-il, que je n’ai rien dit qui vous ait ennuyée.
— Oh non ! »
Un torrent roule son écume entre les pierres moussues. Leurs montures marchant de front sur le chemin étroit, de temps à autre il ne peut faire autrement que de frôler de la jambe sa longue robe d’amazone.
« Ai-je votre permission d’en informer vos parents ?
— Si cela ne vous fait rien, je préférerais leur parler moi-même.
— Fort bien. Je vous prie de croire que c’est le plus beau jour de ma vie », ajoute le prince de Prusse en concluant par une franche poignée de main.
Les voici revenus devant la grande porte du château, où Albert et Victoria les attendent en bavardant. Quand il croise le regard de la reine, Fritz lui lance un clin d’œil et chacun disparaît promptement dans ses appartements.
Vicky frappe à la chambre de sa mère. Elle s’assied en face de ses parents et, très agitée, brosse un panégyrique de la belle randonnée qu’ils viennent de faire.
« N’as-tu vraiment rien d’autre à nous dire ? lui demande Albert.
— Si, beaucoup ! »
Les regards s’évitent, l’air de rien, dans un silence qui n’est pourtant pas tout à fait habituel.
« Mais encore ?
— Oh ! Il y a que j’aime vraiment beaucoup le prince. »
Victoria et Albert l’embrassent et la prennent ensemble dans leurs bras.
« Il désire me voir de plus en plus souvent.
— Le prince nous a en effet demandé, la semaine dernière, la permission d’entrer dans notre famille. Mais toi, formes-tu le même souhait ?
— Oh oui, tous les jours ! » s’exclame Vicky en tombant à genoux, les yeux levés vers sa mère qui lui serre les mains tandis qu’Albert quitte la chambre.
« L’as-tu toujours aimé ? demande Victoria.
— Oh ! Toujours ! »
Albert revient leur dire que le prince attend à côté. Fritz met un genou à terre. Vicky répond d’un oui où nulle hésitation ne vibre. Victoria embrasse Fritz la première, puis Vicky se jette dans ses bras pour une effusion de baisers.
Albert est déjà sorti. Victoria court à sa chambre pour décrire tout de suite dans son journal une scène si touchante et si belle. Fritz le lui a dit : « C’est son premier amour ! »
41
À la mi-novembre 1855, Victoria reçoit les congratulations écrites d’Albert pour ses « quatre semaines de succès ininterrompu dans l’âpre lutte pour le self-control ». Avec le retour de l’hiver, certains vents politiques, venant du sud et de l’est, annoncent pour ses nerfs de nouvelles épreuves. Les succès de l’armée française dans les batailles décisives de la guerre de Crimée incitent Napoléon III à pousser son avantage, pour bousculer la donne établie en 1815 par le congrès de Vienne. Les alliés ne savent pas encore à quel point le tsar Alexandre II est désireux de mettre rapidement un terme au conflit. Les troupes britanniques débarquées sur les rives de la mer Noire en septembre 1854 ont été exterminées. Le siège de Sébastopol a coûté vingt-cinq mille hommes à la Grande-Bretagne. La France en a perdu près de quatre fois plus, dont les trois quarts ont succombé au typhus et autres maladies.
Palmerston et une large partie de l’opinion publique, déçus par le rôle secondaire que les Britanniques leur semblent avoir joué dans cette guerre, humiliés d’avoir
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