Victoria
vient de traverser renforcent durablement la popularité de la famille royale. Pourtant, Victoria ne s’en réjouit qu’avec une lucide modération. En effet, Buckingham Palace partage avec Marlborough House la ferveur populaire. Le prince de Galles fait savoir qu’il aimerait être davantage associé aux affaires de l’État et se plaint de ce qu’il se passe parfois plusieurs mois sans qu’il reçoive de « boîtes rouges » du Foreign Office. Il persiste aussi à demander une affectation dans l’armée. La reine continue de s’y opposer, arguant que sa compétence militaire se limite à son amour des uniformes.
Par ailleurs, bien que Victoria ait retrouvé les faveurs du public, elle n’est guère en position de les mettre à profit. Car Gladstone et son gouvernement libéral confinent la souveraine dans une fonction de simple représentation qui la désole. Certes, elle y a contribué elle-même par un trop long isolement. Elle pâtit aussi de sa condition de femme, qui ne l’aide pas à s’imposer dans un monde politique très exclusivement masculin. La naissance de ses nombreux petits-enfants la réjouit d’autant moins qu’elle lui rappelle à quel point ses maternités successives l’ont éloignée des affaires au profit d’Albert. Faut-il donc maintenant qu’elle se contente d’être « la grand-mère de l’Europe » ?
« Pour une femme seule, écrit-elle à Vicky, être le chef d’une si grande famille en même temps qu’une souveraine régnante, je te prie de le croire, est presque au-delà des forces d’un être humain. »
La princesse de Galles a donné naissance l’année précédente à son sixième enfant, le prince Alexander John. Vicky accouche en avril 1872 de la princesse Marguerite, Alice en juin de la princesse Alix, Helena en août de la petite Marie-Louise. La reine ne déteste pas vraiment les bébés, « mais quand ils arrivent à un rythme de trois par an, cela devient une source d’anxiété pour mes propres enfants et ne présente pas un grand intérêt ». Pourtant, rien ne l’exaspère autant que ces militantes qui depuis 1870 demandent le droit de vote pour les femmes.
« Lady *** mériterait quelques bons coups de fouet , écrit-elle à Theodore Martin, le biographe d’Albert. C’est un sujet qui met la Reine tellement en colère qu’elle ne répond plus d’elle-même. Dieu a créé les hommes et les femmes différents : que les uns et les autres restent donc à leurs places respectives. »
Voilà sans doute ce qui distingue Victoria de la Grande Elizabeth. « La Fée » de Disraeli n’est pas tout à fait « la Reine vierge » de Spenser. Pour jouer un rôle politique, il faudrait qu’elle puisse sortir du personnage de lionne boudeuse auquel les préjugés de son temps l’acculent. Car son jugement est perspicace et elle ne manque pas de révoltes généreuses.
« Les gens des classes pauvres et laborieuses, dit-elle par exemple à Vicky, alors qu’ils sont bien moins éduqués et bien plus exposés, sont maltraités pour le dixième des forfaits que leurs supérieurs commettent sans le moindre blâme. La prétendue immoralité des classes inférieures n’est jamais mesurée à la même aune que celle des classes supérieures. C’est une chose qui me fait bouillir le sang et ils le paieront. »
C’est ce que plus d’un député radical eût été ravi de l’entendre dire. En parlerait-elle à Gladstone que cela pourrait infléchir l’idée qu’il se fait de la monarchie. Toutefois, Victoria réserve prudemment ces réflexions à sa fille. Ce qu’une complicité éprouvée permet ne pourrait pas sortir sans danger de la sphère strictement privée. L’antipathie et la méfiance que lui inspire son « Premier » la réduisent à l’impuissance.
« Tu me dis que les libéraux sont en accord avec l’esprit du temps, écrit-elle encore à Vicky, mais de nombreux libéraux te diraient qu’ils tremblent en se demandant “et puis quoi encore ?”. Tout est dévoyé et très souvent gâché. Lord Palmerston avait raison de me dire : “Mr Gladstone est un homme très dangereux.” Il est tellement arrogant, tellement obstiné. Papa en était très conscient. De plus, c’est un fanatique religieux. Tout cela, plus un grand manque d’ égard pour mes sentiments (bien que depuis que j’ai été si malade cela s’arrange un peu), fait de lui un Premier très dangereux et très insatisfaisant. »
Pour l’heure,
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