Victoria
Ponsonby disparaît derrière les buissons à son approche. Les serviteurs qui la croisent par inadvertance regardent droit devant eux.
Enfin, le 14 décembre 1871, jour de l’anniversaire fatidique, la fièvre tombe comme par un signe du Ciel. Victoria veille toujours, à demi dissimulée par l’écran. Elle entend Bertie demander si ce n’est pas la reine ; l’infirmière fait signe à Victoria d’approcher. « C’est si gentil de ta part d’être venue, dit le prince à sa mère qui lui prend la main. C’est la chose la plus gentille que tu aies pu faire. »
« Nous avons tous le sentiment, écrit Victoria à Vicky, que si Dieu l’a épargné, c’est pour lui permettre de mener une nouvelle vie. Tous les journaux et les sermons expriment cette opinion. Quant à notre chère Alix, je ne vanterai jamais assez ses mérites. C’est une grande leçon pour nous tous de voir le plus grand des princes, entouré de tout le luxe qu’un mortel puisse désirer, terrassé, misérable, comme le plus pauvre des paysans. »
Victoria ne peut s’empêcher de penser que si Albert avait reçu les mêmes soins que Bertie, il serait peut-être toujours en vie. Vains regrets, car il n’est pas du tout certain que le prince consort ait succombé à la typhoïde. La reine et l’héritier du trône, tous deux convalescents, passent ensemble à Osborne les fêtes de fin d’année. Bertie s’attendrit sur ses outils miniatures du chalet suisse, avec lesquels jouent désormais ses propres enfants.
Le 27 février 1872, la procession royale se rend à la cathédrale Saint-Paul, où a lieu un gigantesque service d’action de grâces pour la guérison du prince de Galles. Victoria la protestante n’apprécie guère cette « célébration mammouth », car la religion ne doit pas être un spectacle. Dans la voiture ouverte, Bertie, barbu et déjà un peu chauve bien qu’il ait tout juste 30 ans, est assis dans le sens de la marche. En uniforme de maréchal, il salue le peuple de Londres de son bicorne au panache de casoar, tenant par la taille le petit prince Eddy en costume écossais, la princesse Béatrice à sa droite. Victoria est en face de lui, en robe noire et mantelet d’hermine. À côté d’elle, la princesse de Galles, Alexandra, vêtue de velours bleu et noir, arbore une mine presque aussi grave que celle de Sa Majesté.
La barrière du Temple est ouverte, ce qui dispense exceptionnellement la reine de demander la permission d’entrer dans la Cité de Londres. L’enthousiasme de la foule innombrable est à son comble. « Nous souffrions avec vous dans votre peine et nous réjouissons avec vous dans votre joie », affirment les banderoles. Parmi la congrégation assemblée dans le grand sanctuaire anglican, Victoria salue au passage Eugénie et Napoléon. Les invectives républicaines de Dilke sont balayées par la vague de loyauté retrouvée.
« Quand nous rangerons le trône d’Angleterre au British Museum, écrit le Daily Telegraph qui a refait le compte, ce ne sera pas, grâce à Dieu, parce qu’il nous coûte un million de livres, c’est-à-dire sept pence et trois sous par personne. »
Le 29 février 1872, Sa Majesté fait paraître dans la London Gazette une lettre de remerciement à la nation, pour dire combien elle a été profondément touchée par la démonstration de loyauté populaire envers le prince de Galles et elle-même, ainsi qu’envers la famille royale. Dans l’après-midi, elle rentre en voiture à Buckingham Palace, côté jardin, avec Léopold, Arthur et Lady Churchill. Soudain, un inconnu surgit à la portière et lui brandit quelque chose au visage. « Sauvez-moi ! » crie-t-elle en se couchant sur Lady Jane. Elle entend des éclats de voix. Quand elle reprend ses esprits, elle aperçoit Brown tenant par le collet un jeune homme qui se débat. « Là ! » s’écrie un postillon montrant le pistolet tombé sur le pavé. L’arme n’est pas chargée. L’agresseur est un gamin de 17 ans, Arthur O’Connor, qui voulait contraindre la reine à viser un ordre pour faire libérer des fenians emprisonnés. Ce soir-là, les Londoniens se massent devant le palais, signant des pétitions pour exprimer leur soulagement de ce que Sa Majesté soit saine et sauve. Les jours suivants, Victoria circule en voiture dans Londres, sous la protection affichée de l’imperturbable John Brown, au milieu des acclamations redoublées de son peuple.
Les épreuves qu’elle
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