Victoria
secrétaire particulier de Sa Majesté, ils la chasseraient tout bonnement du trône. »
Pendant ce temps, à Balmoral, l’état de Victoria empire. L’esquinancie enfle jusqu’à quinze centimètres de diamètre. Avec son accord, Jenner appelle Sir Joseph Lister, professeur de médecine à Édimbourg et pionnier de l’antisepsie dans la chirurgie opératoire. Le 4 septembre, Lister endort partiellement la reine au chloroforme, anesthésie localement l’abcès avec de la glace et l’incise. L’opération soulage immédiatement la patiente. Jenner publie un compte rendu dans le British Medical Journal , qui entraîne des réactions inquiètes dans la presse. Gladstone se hâte de venir résider à Balmoral. Victoria, le cou bandé, épuisée et incapable de tenir debout, doit être portée d’un étage à l’autre par Brown, quand il ne la déplace pas en fauteuil roulant. Elle apprécie que son Premier ministre n’insiste pas pour qu’elle le reçoive.
Elle souffre maintenant d’une crise de rhumatisme dans la cheville gauche. Puis ses deux jambes enflent très douloureusement. La douleur dans le bras droit persiste, au point qu’elle ne peut pas écrire. Les sédatifs demeurent sans effet. Elle dicte son journal à Béatrice.
« Ai les pieds et les mains bandés. Ma totale impotence est une dure épreuve. Même pas capable de m’alimenter seule. »
Les journaux, réalisant leur méprise, s’efforcent de faire amende honorable. Le Times présente ses excuses à Sa Majesté pour l’avoir accusée de simulation. Le Daily News fait son mea culpa. Les continuelles pressions que l’opinion impose à la souveraine sont tenues pour responsables de sa maladie. Disraeli monte au créneau : portant un toast à la santé de la reine, il se lance dans un de ces panégyriques où il excelle, regrettant que ses souffrances la rendent « physiquement et moralement incapable » d’assumer ses responsabilités. Fâcheux lapsus que cet adverbe de trop ! Le Daily Telegraph , acquis à la cause de Gladstone, note que Disraeli lui-même reconnaît que Victoria est incapable de gouverner. Disraeli présente personnellement ses excuses à Victoria pour ce mot malencontreux qui a trahi sa pensée.
Si la nouvelle de la maladie de la souveraine fait hésiter certains de ses détracteurs, tous ne partagent pas le même sens du fair-play. Sir Charles Dilke, le député libéral de Chelsea, prononce à Newcastle un discours où il comptabilise ce que la famille royale coûte à la nation, dénonçant « le gaspillage, la corruption et l’incurie » de la monarchie. Victoria proteste auprès de Gladstone, qui s’est précipité pour soutenir son jeune collègue au nom de la liberté d’expression de tout citoyen britannique.
Vers la fin octobre, Victoria retrouve peu à peu l’usage de son bras droit. Elle peut de nouveau parapher elle-même les documents officiels qui ne cessent de lui parvenir par les boîtes rouges.
C’est alors qu’une nouvelle la frappe avec la force mystérieuse d’un signe du destin : Bertie a la typhoïde ! La famille royale se hâte de rejoindre le prince de Galles à Sandringham, sa demeure du Norfolk. Immobile derrière un paravent, Victoria convalescente veille son fils aîné pendant de longues heures. La lourde respiration de Bertie lui rappelle d’affreux souvenirs. La forte fièvre le fait délirer. Il appelle à l’aide, tient des propos incohérents.
« C’est sans espoir », murmure Alice en sanglotant dans les bras de sa mère.
Le prince se retourne et aperçoit la silhouette de Victoria de l’autre côté de la cloisonnette. Il se dresse sur son séant, l’air hagard.
« Qui êtes-vous ? s’écrie-t-il. Maman !
— Cher enfant ! »
Puis le délire le reprend. Il semble chercher sur le lit des choses qui n’y sont pas. À la longue, il se rendort et son souffle rapide plonge la reine dans l’angoisse. Dans quelques jours, ce sera le « terrible anniversaire, le dixième » de la mort d’Albert. Dans toutes les églises du pays, les prières qui s’élèvent pour la guérison du prince de Galles font taire les détracteurs de la monarchie. Victoria demeure à Sandringham. Chaque jour, elle sort marcher un peu dans le jardin où les arbres noircis par l’hiver tranchent sur la neige rare. La reine ne veut voir personne d’autre que ses enfants ou les médecins. Redoutant d’affronter le regard implacable de la souveraine, cet espion de
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