Victoria
séparation est déchirante. Les deux sœurs, dans les bras l’une de l’autre, échangent baisers et sanglots, interminablement. Enfin, Victoria se précipite dans sa chambre où elle s’abandonne à son chagrin, versant des torrents de larmes toute la matinée.
Le départ de Feodora sonne la fin d’une trêve. Sitôt les invités partis, les masques tombent, le système de Kensington se referme sur Victoria. Le harcèlement, la guerre d’usure, reprend. Il ne tiendrait qu’à elle d’y mettre un terme, en acceptant de faire officiellement de Conroy son conseiller. Victoria n’a que 15 ans, mais elle sait qu’elle le placerait ainsi dans une position dominante où il se ferait fort de se maintenir après son accession. Elle ne doit pas. Elle sent cela depuis toujours. Elle ne veut pas.
Mme de Kent, voyant qu’elle ne parvient pas à se faire obéir de sa fille, demande le soutien du baron Stockmar. Elle ne peut se douter à quel point cette démarche est ingénue. Car Stockmar est davantage que le médecin personnel de son frère Léopold : il est avant tout son ami et son confident. Homme de l’ombre, le taciturne et cauteleux Stocky est un conseiller politique des plus subtils. Stockmar explique fort diplomatiquement à Mme de Kent que les difficultés qu’elle soumet à son appréciation ne découlent ni de sa personnalité, ni de celle de la baronne Lehzen. Il s’agit, pense-t-il, d’une incompatibilité d’humeur entre la princesse et Sir John Conroy. Les traits de caractère de ce dernier, « vaniteux, ambitieux, excessivement sensible et emporté », lui valent beaucoup d’ennemis. « Ne pourraient-ils pas s’avérer dangereux dans une position nouvelle et beaucoup plus difficile ? »
Il n’est d’ailleurs pas certain que Victoria ait en réalité le pouvoir de nommer elle-même son secrétaire particulier. Quand bien même elle le pourrait, et à condition encore qu’elle lui accorde sa confiance, combien de temps pourrait-il se maintenir ?
« Seulement jusqu’à ce que la princesse se marie. Un prince digne, capable, déterminé, s’accommoderait-il d’une influence si exclusive ? Pas une heure ! Or, permettrait-on à la princesse d’épouser un mari incompétent ? L’accepterait-elle ? »
Mme de Kent n’était pas dans la confidence des projets que le roi des Belges nourrissait de très longue date pour la future reine d’Angleterre. Un esprit beaucoup plus aiguisé que le sien aurait peut-être pu les discerner. Pour l’heure, le baron Stockmar s’employait seulement à amadouer la duchesse, en lui représentant la haute noblesse du caractère de sa fille : « Votre Altesse Royale ne doit pas oublier que la princesse sait certainement depuis son plus jeune âge qu’elle est une princesse. »
7
Westminster brûle. Des flammes gigantesques s’élèvent au-dessus de Londres dans le ciel d’octobre que la fumée assombrit et se reflètent dans la Tamise. Une foule immense s’assemble aux alentours, fascinée par ce spectacle qui ravive des souvenirs ancestraux. Londres brûle, comme jamais depuis le Grand Incendie de 1666. Un poêle qui servait à la destruction des bâtons de comptage utilisés autrefois par les shérifs pour lever l’impôt, surchauffé, a mis le feu au palais. Les bâtiments de la Chambre des communes et de la Chambre des lords sont détruits.
En cette année 1834, le pays s’inquiète à mesure que grandit le mécontentement du peuple. La loi de réforme électorale, votée deux ans auparavant, a surtout servi à porter le parti whig au pouvoir. Si elle profite peut-être aux classes moyennes, elle laisse pour compte les ouvriers et les paysans. Dans tout le royaume fleurissent par milliers des amicales, des syndicats, des « sociétés de régénération », qui demandent des salaires plus décents. Désespérant de se faire entendre, les travailleurs agricoles se voient contraints à la misère avec 7 shillings par semaine, payés parfois en nature avec des denrées en surplus dont ils n’ont que faire. Ils se rassemblent la nuit dans les champs. Ils brûlent les meules de foin et les granges, cassent les machines qui les réduisent au chômage en diminuant la main-d’œuvre.
Dans les campagnes, l’émeute gronde. Le spectre de la révolution revient épouvanter les esprits les moins calmes. Cependant Lord Melbourne, Premier ministre whig, ne se laisse pas si facilement émouvoir. Il réprime sévèrement les
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