Victoria
tout près de la frontière italienne. Le Chalet des Rosiers est une villa proche tout à la fois de la gare et de la plage. La mer, les collines, la végétation méditerranéenne et la légèreté de l’air, la gaieté de toutes choses réussiraient presque à lui faire oublier ses îles brumeuses menacées d’anarchie.
Que de fleurs ! Elle envoie une couronne de primevères à déposer sur la tombe de Lord Beaconsfield. Les promenades en voiture sont un peu gâchées par John Brown, qui trône toujours en kilt sur son perchoir de cocher, interdisant à quiconque d’approcher et ne s’arrêtant jamais nulle part. Il prend au sérieux certaines rumeurs selon lesquelles des fenians viendraient de Paris pour assassiner la reine. Les policiers qui l’accompagnent n’y croient pas.
À San Remo, Victoria retrouve Edward Lear, qui lui donnait des leçons de dessin, en 1846, lorsque, avec Albert, elle s’installait tout juste à Osborne. Lear écrit aussi des comptines, des limericks et de petits poèmes absurdes et drôles. Son pâtissier, Giorgio Cocali, n’a jamais fait autant de macarons : Victoria les adore et voudrait que tout le monde en mange autant qu’elle.
Elle rentre à Londres pour célébrer le mariage du prince Léopold avec la princesse Hélène de Waldeck-Pyrmont. Quelques mois auparavant, elle a créé son quatrième fils duc d’Albany, ressuscitant ainsi un vieux titre écossais. Le soleil printanier illumine ces noces brillantes à la chapelle St George de Windsor. Les mariés sortent sous une pluie de grains de riz, selon une nouvelle mode, lancée en Angleterre par l’ambassadeur de Turquie Musurus Pacha. Seule ombre à ce radieux tableau, le prince Léopold marche difficilement, en s’appuyant sur une canne. Il a malencontreusement trébuché, à Menton, et son hémophilie donne des proportions démesurées à la moindre contusion.
Le 6 mai 1882, en rentrant d’inaugurer le parc d’Epping, dans l’East End de Londres, Victoria reçoit un télégramme de Ponsonby qui lui annonce une « choquante nouvelle ». Lord Frederick Cavendish et Mr Burke, secrétaires d’État pour l’Irlande, ont été mortellement poignardés à Dublin. Ces assassinats politiques ont eu lieu en plein jour à Phoenix Park, alors que les deux hommes se rendaient à la résidence du vice-roi. Ils sont revendiqués par un groupe de nationalistes qui se nomment eux-mêmes « les Invincibles ». Quelques jours auparavant, Gladstone a fait libérer Parnell et ses compagnons, dans l’espoir que ce geste favoriserait la paix et la sécurité en Irlande. Lord Cavendish était le frère du ministre Lord Hartington et parent par alliance de Gladstone. Parnell s’empresse de condamner ces meurtres. Néanmoins, ils produisent leur effet d’attentats terroristes, en rendant plus difficile la conciliation entre les deux peuples. Gladstone lui-même entend renforcer les mesures coercitives.
« Comment, écrit Victoria, Mr Gladstone et ses violents conseillers radicaux ont-ils pu mener une telle politique, dont tout ceci est l’inévitable conséquence ? Cela lui aura sûrement ouvert les yeux. »
Ainsi, l’hôpital se moque de la charité. Victoria ferme obstinément les yeux sur l’Irlande, de la même manière qu’elle ne veut rien voir de l’Inde. Cependant, elle comprend la nature révolutionnaire des troubles irlandais, et craint que la contagion ne se propage à l’Angleterre en cas de succès. Ce n’est pas tant qu’elle soit mal informée. Souveraine monumentale du Royaume-Uni, certains discours lui demeurent tout simplement inaudibles. Pourtant, d’un point de vue irlandais, la pire violence est celle de la somptueuse maison d’Osborne que Victoria et Albert inauguraient tranquillement sur l’île de Wight, tout en sachant très bien que pendant ce temps les Irlandais mouraient de faim par centaines de mille, dans l’indifférence générale des Britanniques. Les événements d’Irlande sont les épisodes d’une guerre d’indépendance qui met en cause les fondements du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande. Victoria ne comprend pas que la politique conciliatoire de Gladstone est en réalité la meilleure alliée de la Couronne. Car la répression que la reine exige de son Premier ministre est précisément le but recherché par les terroristes. La violence réciproque consommerait irrévocablement la rupture entre les deux nations.
Au même moment, un autre
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