Victoria

itinéraires, les horaires de son train spécial ou de son yacht sont changés à la dernière minute. Des guetteurs munis de drapeaux sont placés de loin en loin sur la voie, à portée de vue l’un de l’autre.
    À Édimbourg, elle passe en revue quarante mille volontaires, qui pataugent bravement dans la boue. Sous une pluie battante, Victoria, impassible dans sa voiture ouverte, demeure jusqu’à la fin du défilé. Puis vient le temps des vacances et des tournois de cricket entre la maison de la reine et celle du prince de Galles. Victoria encourage les siens de la voix. Les revanches se jouent au tir à la corde.
     
    Au mois de septembre, le président des États-Unis James Garfield succombe à ses blessures. Un assassin lui a tiré dans le dos, en juillet, dans une gare de Washington. Victoria écrit une émouvante lettre de condoléances à sa veuve et demande à la cour de porter le deuil, comme s’il s’agissait d’un membre de la famille royale.
    Le monde civilisé paraît en proie à une violence endémique, donnant l’impression que ses valeurs séculaires sont battues en brèche. Au Royaume-Uni, le problème irlandais ne fait que s’aggraver. Les lois de coercition, que le gouvernement de Gladstone durcit pourtant à regret, radicalisent les nationalistes. Charles Parnell, le député de Cork, a violemment attaqué la politique gouvernementale dans son journal, The United Irishman . En octobre, il est arrêté pour « sabotage de la loi » avec plusieurs de ses collaborateurs. De sa prison, il publie un manifeste appelant à la grève des fermages, qui entraîne l’interdiction de la Ligue pour la terre.
    Au chapitre des relations extérieures, la situation demeure tout aussi instable. Depuis l’annexion de Chypre, la France craint que ses intérêts en Syrie ne soient menacés. Par mesure de conciliation, la Grande-Bretagne ne s’est pas opposée à l’établissement d’un protectorat français en Tunisie. Par ailleurs, la Grande-Bretagne et la France sont conjointement impliquées en Égypte, où le khédive Ismaïl Pacha est sous leur double influence. Son endettement colossal a permis naguère à Disraeli d’acheter ses parts du canal de Suez. Aujourd’hui, sa banqueroute met les spéculateurs occidentaux dans l’embarras. Son pouvoir est contesté par la montée des nationalistes égyptiens dirigés par Ahmed Urabi. Outre les intérêts financiers, l’instabilité égyptienne pose de nouveau la question du canal, passage clé de la route de l’Inde.
     
    Le 2 mars 1882, Victoria sort en voiture de la gare de Windsor. Comme à chaque fois, les élèves de l’école d’Eton sont là pour la saluer. Une détonation retentit : sans doute un bruit de la locomotive. Il y a bien une espèce d’échauffourée, à laquelle elle ne prête pas attention. En arrivant au château, John Brown lui dit, en ouvrant la portière : « Quelqu’un a tiré sur la voiture de Votre Majesté. » Victoria prend le thé avec Béatrice, quand Ponsonby vient au rapport. Un homme, répondant au nom de Roderick Maclean, lui a effectivement tiré dessus. Son bras a heureusement été dévié, d’un coup de parapluie, par un élève d’Eton. Le pistolet a été retrouvé chargé.
    Béatrice avoue alors qu’elle a tout vu. Elle a regardé le tireur qui les visait, l’écolier brandissant son pépin, un autre qui l’aidait à maîtriser l’agresseur sur lequel enfin la foule se refermait. Observant que Victoria n’avait pas peur, elle n’a pas bronché non plus. L’individu est manifestement dérangé : il sera acquitté et placé dans un établissement approprié, en attendant le bon vouloir de Sa Majesté. La reine recevra les neuf cents élèves d’Eton pour les remercier, deux d’entre eux tout particulièrement. Déjà, les journaux publient des gravures de la scène d’attentat, avec loupes en gros plan sur « le prisonnier, le revolver, la cartouche et la balle à grande échelle » comme pour l’assassinat du président Garfield. Ce soir-là, dans tous les théâtres de Londres, le public et la troupe chantent God Save the Queen . Les télégrammes de sympathie pleuvent.
    « L’enthousiasme, la loyauté, la sympathie et l’affection que l’on me témoigne sont indescriptibles. Cela vaut la peine de se faire tirer dessus pour voir à quel point on est aimée. »
     
    Pour se remettre de ses émotions, Victoria prend un mois de vacances dans le sud de la France, à Menton,