Victoria
qu’en Inde une tribu de l’Orissa lui voue un culte comme si elle était une déesse. Le général John Nicholson, lui aussi élevé au rang de divinité par certains indigènes, les a fait fouetter pour corriger leur idolâtrie.
Tout cela concourt à lui donner le sentiment que le monde s’assombrit. Comment expliquer « ce lourd nuage qui recouvre toute chose » ? Si quelqu’un pouvait la détourner de ses idées noires, ce ne serait certainement pas Lord Tennyson, qui de nouveau lui rend visite à Osborne.
« Je crains bien de penser, lui dit le poète, que le monde s’obscurcit, mais j’ose croire que la lumière reviendra. »
À 85 ans, Tennyson est très affaibli et ne tient guère mieux sur ses jambes que Victoria, de dix ans sa cadette. Des violences irlandaises à la cruauté envers les animaux, l’époque moderne lui paraît hantée par des forces néfastes. Pourtant, il veut croire, comme Victoria, qu’il existe un autre monde. Dans In memoriam , il a exploré les doutes que la science impose aux esprits religieux. La poésie constitue pour lui un refuge spirituel. Il a une sainte horreur des philosophes et des incroyants.
« Vous êtes si seule sur ces terribles hauteurs, lui dit-il. Pour ma part, je n’ai plus qu’une ou deux années à vivre, mais je serai heureux si je puis faire quelque chose pour vous.
— Vous avez déjà fait beaucoup, car votre In memoriam m’a toujours apporté un grand réconfort.
— C’est un grand honneur que vous me faites, mais vous ne sauriez croire le nombre de honteuses lettres d’insultes que j’ai reçues pour l’avoir écrit.
— Incroyable ! »
Pourtant, bien que Victoria pense trouver une consolation métaphysique dans les poèmes de Tennyson, rien ne la guérit plus radicalement de sa mélancolie que l’action, de préférence militaire. Elle en convient volontiers elle-même, en rappelant qu’elle est « fille de soldat ». La politique intérieure lui paraît le domaine confus de la Chambre des communes, qui avance par d’infinis détours. D’ailleurs, les joutes parlementaires relèvent aussi d’une guerre incessante que se livrent partis et factions. Mais ce sont des querelles obscures, en comparaison de la gloire des champs de bataille. Ce qui passionne Victoria, c’est le grand jeu des affaires étrangères et l’immortalité que des soldats héroïques acquièrent par leur sacrifice. De plus, la souveraine a le devoir de se tenir au-dessus des polémiques partisanes. Elle incarne la nation, dont pour elle la destinée se joue dans les relations internationales.
Le Royaume-Uni est plus que jamais tiraillé entre deux problèmes majeurs, qui reviennent à celui de l’identité nationale. À l’intérieur, certains nationalistes irlandais s’engagent sur la voie du terrorisme, risquant la guerre civile et menaçant l’Union. De manière comparable, radicaux et républicains dressent les classes les unes contre les autres. À l’extérieur, les conflits entre pays européens se sont déplacés sur le terrain des rivalisés impériales. L’Empire britannique luit comme le phare d’une destinée supérieure susceptible de transcender la Nation.
Concrètement, la campagne d’Égypte a été entreprise pour assurer à la Grande-Bretagne une grand-route vers l’Inde. Sans que cela soit apparu très clairement tout de suite, Tel el-Kébir s’avère le prélude à une compétition entre les nations européennes pour le partage de l’Afrique. Sur les traces de Livingston, et d’autres explorateurs moins idéalistes, la vallée du Nil constitue une voie de pénétration vers l’intérieur du continent. Le Nil blanc ouvre le Soudan, le Nil bleu l’Abyssinie (Éthiopie).
Naturellement, l’Angleterre a aussi ses satrapes de tous ordres. Au nombre des agents très spéciaux de Sa Majesté, nul n’est plus brillant que Charles George Gordon. À 51 ans, « Gordon le Chinois » s’est forgé un impressionnant curriculum vitae. Formé à la Royal Military Academy de Woolwich, expert en génie militaire, il s’est distingué en Crimée, au siège de Sébastopol.
Dans les années 1860, avec l’accord du gouvernement britannique, il est entré au service de la Chine. Réorganisant l’armée chinoise, il a mis fin à la révolte des Taiping et rétabli la dynastie mandchoue. De façon comparable, dans les années 1870, il a intégré les forces égyptiennes du khédive Ismaïl Pacha. Organisant
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