Victoria
le gouvernement. Ce n’est pas trop difficile. Salisbury propose une loi sur le logement des classes laborieuses. Le projet est dénoncé par Lord Wemys comme une mesure qui va « détruire la fibre morale de notre race dans les anneaux d’anaconda du socialisme d’État ». Les conservateurs se divisent comme autrefois les libéraux sur l’imposition des travailleurs. Gladstone se relève avec un glaive très comparable à celui par lequel il est tombé.
« La Reine ne tient pas du tout, écrit Victoria à Ponsonby, mais bien plutôt elle souhaite faire savoir qu’elle n’est pas le moins du monde encline à prendre ce vieil homme à moitié fou, et de bien des manières ridicule, et cela pour le bien du pays. Elle ne se jettera pas les yeux bandés dans des mains incompétentes. »
Pour Victoria, le Home Rule est évidemment inconcevable. Comment éviter Gladstone ? Elle tente de se tourner vers George Goschen, un libéral dont elle connaît les convictions unionistes. Goschen demeure introuvable : se pourrait-il qu’il soit chez Gladstone ? Ponsonby, n’osant s’y rendre de son propre chef, l’attend interminablement en faisant la conversation à son épouse. Vers minuit, Goschen arrive enfin : non, décidément Gladstone est incontournable ; d’ailleurs mieux vaut aller le voir sans plus tarder.
Il est près d’une heure du matin, le 31 janvier 1886, quand Ponsonby se présente au nº 11, Carlton House Terrace. Toute la journée, Gladstone a reçu ses amis politiques dans ses appartements londoniens. Il est sur le point de se mettre au lit, en chemise et bonnet de nuit.
« Lord Salisbury, lui dit Ponsonby, a présenté sa démission et la reine désire savoir si vous pensez pouvoir former un gouvernement. Sa Majesté en doute, parce que vous avez souvent exprimé le souhait de prendre votre retraite.
— Avez-vous une lettre de la reine ?
— Non.
— Oh ! Cela ne fait rien. Cette convocation verbale me convient tout à fait. Je vous prie de faire savoir à Sa Majesté que je lui sais gré de se soucier de mon âge. Si le gouvernement libéral s’était maintenu aux affaires, j’aurais pris ma retraite, mais les choses ont changé depuis lors. »
Le retour des libéraux aux affaires paraît un moment opportun pour affirmer des positions idéologiques. Les « tories démocrates », partisans de Salisbury et de Churchill, ont piétiné les plates-bandes des radicaux et des socialistes. Pour autant, le taux de chômage et les conditions de vie des ouvriers demeurent dramatiques. Depuis quelques années, les places publiques sont le théâtre de grands meetings politiques d’un bord ou de l’autre.
Le 8 février 1886, un rassemblement monstre est organisé à Trafalgar Square. Les orateurs échauffent la foule. Parmi ces tribuns, le syndicaliste John Burns, le fondateur de la Fédération social-démocrate Henry Hyndman, l’activiste socialiste Henry Hyde Champion, prennent tour à tour la parole. Un terrible rugissement collectif s’élève quand un homme escalade la colonne de Nelson pour planter le drapeau rouge sur la statue du héros de la nation. Hélas ! Le service d’ordre est débordé par l’ampleur de l’événement. Des casseurs profitent de la manifestation pour saccager les clubs et piller les joailleries de Piccadilly et de Pall Mall.
« La Reine, écrit Victoria à Gladstone, ne saurait suffisamment exprimer son indignation à l’égard de la monstrueuse émeute qui s’est produite l’autre jour à Londres, risquant la vie des gens, qui fut un triomphe momentané du socialisme et une honte pour la capitale. »
Pour regrettable qu’il soit, ce genre d’incident ne fait pas forcément les affaires du gouvernement. Si Gladstone ferme un peu trop les yeux sur cette sorte de choses, Sa Majesté en est convaincue, elle n’aura pas longtemps à supporter sa compagnie. En mars, la campagne radicale contre la Chambre des lords reprend. Henry Labouchère recommande une « bonne infusion de pairs » libéraux. Gladstone en est d’accord, « si cela peut permettre aux Lords de survivre ». Victoria hésite entre le rire et les larmes…
Revoici le 19 avril 1886 : « Jour de la primevère ! Cinq longues années déjà que Lord Beaconsfield a été rappelé. » Peu de temps après, Victoria reçoit le compositeur Franz Liszt, vieil homme aux longs cheveux blancs. Elle évoque avec lui leur première rencontre, deux ans après son mariage.
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