Victoria

ancienne alimente une cour des miracles où tous les coups sont permis pour survivre. Tout un monde parallèle, avec ses lois, ses légendes et ses héros, forme l’envers horrible et attirant de la société bourgeoise. Folies et cruautés prolifèrent dans cette ombre fascinante. Toute une littérature procure à des lecteurs accablés d’ennui respectable le frisson de plonger dans la fiction d’un univers terriblement vrai. En 1830 déjà, Edward Bulwer-Lytton s’inspirait de faits réels pour évoquer, dans son Paul Clifford , un personnage double, criminel la nuit et gentleman le jour. En 1887, Arthur Conan Doyle renouvelle le genre avec Une étude en rouge , roman policier où l’enquête est menée par le génial détective Sherlock Holmes.
    À l’inquiétante étrangeté des abîmes, Victoria préfère l’exotisme de l’Inde. De même, elle a toujours mieux aimé les œuvres de Walter Scott que celles de Charles Dickens. Hafiz Abdul Karim est davantage qu’un simple serviteur. Ses leçons d’hindoustani et ses évocations de l’Inde procurent à la reine une évasion vers un monde que sa présence rend docilement tangible. Elle en fait son munshi , d’un mot ourdou signifiant professeur ou scribe, augmente ses émoluments sur sa bourse privée et l’autorise à faire venir ses dépendants à la cour. Il devient son nouveau mamelouk Roustam. Brown était son serviteur attitré, le munshi sera désormais le clerc personnel de Sa Majesté. Les barbes se ressemblent et, du kilt au dhotî , la différence n’est pas si grande.
    Bientôt, l’un de ses médecins, le Dr Reid, va racontant que chaque fois qu’il est appelé pour ausculter Mrs Karim, on lui tire une langue différente. Victoria ne veut pas savoir si son munshi collectionne les épouses. Le Dr Reid est lui-même l’un des fleurons de sa collection royale de trois médecins de cour, dix médecins honoraires, quatre médecins honoraires du palais, deux chirurgiens, trois chirurgiens honoraires, trois accoucheurs, deux occultistes, un pédiatre, neuf apothicaires et un dentiste. Parmi de nombreuses autres compilations, Sa Majesté entreprend d’amasser des objets indiens. Elle commande à l’architecte Cubitt une extension d’Osborne House. Dans cette aile nouvelle, Bébé et Liko auront des appartements à l’étage. Le rez-de-chaussée comportera une grande salle de réception, la salle Darbâr, richement décorée dans le style indien par Bhai Ram Singh et Lockwood Kipling.
    Victoria innove aussi dans le choix de ses lieux de villégiature. En mars 1889, elle découvre Biarritz, contribuant par sa présence à rehausser le prestige de cette station balnéaire du Pays basque. Visitant Bayonne, Hendaye et le vieux village de Fontarabie, à Saint-Jean-de-Luz, elle tient à voir la maison où logea le duc de Wellington en 1813. Puis elle franchit discrètement la frontière espagnole pour aller bavarder en allemand avec la reine Maria Augusta.
    De retour à Windsor, le 24 mai 1889, elle est réveillée par les enfants de Bébé. Béatrice vient d’accoucher, trois jours auparavant, du petit Léopold. Alexandre a 3 ans et Victoria 2 ans. Ils grimpent sur son lit avec des bouquets de fleurs et répètent inlassablement « Bon anniversaire Gangan ». En effet, c’est aujourd’hui le soixante-dixième anniversaire de Gangan, grand-mère joufflue à lunettes rondes et bonnet en duvet de cygne blanc. Elle n’y voit plus très clair. La cataracte qu’elle refuse de faire opérer l’entoure d’un brouillard de plus en plus épais. Sa Majesté peste constamment contre le mauvais temps et ordonne d’allumer toujours plus de lampes. Ses secrétaires écrivent toujours plus gros, avec des plumes toujours plus larges. Ponsonby utilise un réchaud à alcool pour sécher l’encre que le buvard estompe trop. La lumière électrique pourrait aider. Hélas, un ouvrier s’est électrocuté en l’installant et Victoria a immédiatement interrompu les travaux. Un générateur à gaz vrombit malgré tout dans la chaufferie, pour éclairer les appartements de Bébé et Liko.
    Il reste que la cour s’ennuie autour de cette souveraine qui lit méthodiquement les dépêches contenues dans les boîtes rouges et musarde le reste du temps. Les repas deviennent une épreuve. Souffrant toujours étonnamment de la chaleur, la reine fait systématiquement placer un gros pain de glace sous la table. Les convives grelottent en silence. Victoria ne