Victoria
préférée au lourd carrosse antique, tirée par les traditionnelles paires de chevaux crème aux postillons en livrée rouge et or, Victoria a refusé, cette fois encore, de revêtir le manteau de cérémonie et de coiffer la couronne. Éternellement vêtue de noir, avec un bonnet de dentelle blanche où scintillent des diamants, elle porte le grand ruban bleu de l’ordre de la Jarretière et l’Étoile de l’Inde.
La marche est fermée par une splendide cavalcade indienne. Par sa composition, la procession du jubilé reflète un peu celle de l’Empire. Victoria règne désormais sur quelque trois cents millions d’âmes, soit environ trente-cinq millions de Britanniques, une quinzaine de millions de coloniaux et plus de deux cent cinquante millions d’Indiens. Depuis son accession, la population du Royaume-Uni aura bientôt doublé, celle des colonies a quadruplé et celle de l’Inde presque triplé.
Victoria entre dans Westminster Abbey, où reposent les cendres de ses prédécesseurs et des grands hommes de la Nation. Les grandes orgues jouent la marche de l’ Oratorio occasionnel de Haendel. Comme au jour de son couronnement, Sa Majesté prend place sur le trône de saint Édouard le Confesseur, où est enchâssée la pierre de Scone, dont la légende dit qu’elle fut apportée d’Irlande en Écosse par les Tuatha de Dannan. L’archevêque de Cantorbéry et le doyen de Westminster officient pour un simple service d’action de grâces, suivi par le Te Deum du prince consort et son hymne, Gotha .
Après le bénédicité, Victoria paraît vouloir se lever pour s’agenouiller sur le prie-Dieu. Visiblement émue, elle s’affaisse sur l’antique trône et cache entre ses mains son visage baigné de larmes. Quand le prince de Galles s’approche et s’incline devant elle, elle se dresse, le relève et l’embrasse affectueusement sur les deux joues. Bousculant soudain tout cérémonial, Victoria embrasse tour à tour les membres de sa famille qui se pressent autour d’elle. Puis elle quitte l’abbaye, tandis que des orgues s’élève la Marche des prêtres d’ Athalie , et la procession se reforme pour retourner sur ses pas.
Dans tout l’Empire, banquets et feux d’artifice célèbrent l’événement. Il n’y a guère qu’à Dublin et à Cork que les nationalistes irlandais, républicains dans l’âme, manifestent avec turbulence des sentiments opposés. L’été s’annonce comme une longue suite de célébrations. Dès le lendemain, une garden-party est organisée à Hyde Park, où Sa Majesté accueille près de trente mille enfants, gratuitement régalés de divertissements de leur âge et de gâteries pendant toute une journée.
Puis la reine passe en revue l’armée et la marine. À Aldershot, cinquante-huit mille hommes et cent deux canons la saluent. À Spithead, cent trente-cinq navires, cinq cents bouches à feu et vingt mille marins manœuvrent devant elle. Sur l’île de Wight, la reine est reçue par le maire et la corporation de Newport. Un photographe capture le sourire de Sa Majesté, aussi radieux que rare. Des banderoles populaires rivalisent de familiarité drolatique.
« Bonne souveraine : rien à changer ! »
« Mieux aimée tu n’peux pas ! »
« Cinquante tours, toujours en tête ! »
Victoria publie un message de gratitude à son peuple, où elle se dit touchée par l’enthousiasme qui lui a été témoigné pendant ces journées de célébration.
« Ce sentiment et le sens du devoir envers mon cher pays et mes sujets, qui sont si indissolublement liés à mon existence, m’encourageront dans cette tâche, souvent difficile et ardue, pendant le reste de ma vie. »
À l’occasion de son jubilé, Victoria engage deux serviteurs indiens. Les deux Orientaux qui lui baisent les pieds diffèrent l’un de l’autre autant qu’ils se ressemblent. Mohammed Buxsh, petit et rond, toujours souriant, est beaucoup plus sombre de teint et un peu plus âgé que son collègue. Hafiz Abdul Karim est un homme d’une vingtaine d’années, natif d’Âgrâ, une ville d’Uttar Pradesh. L’une de ses fonctions est d’instruire la reine des coutumes de l’Inde et de lui donner des leçons d’hindoustani. Victoria remplit avec application des cahiers d’écriture arabo-persane et connaît bientôt assez de vocabulaire pour communiquer dans leur langue avec ses nouveaux serviteurs.
Ils tiennent un rôle similaire à ce que fut autrefois celui de Brown.
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