Victoria

dit rien, mange très vite, et toutes les assiettes sont enlevées dès qu’elle a vidé la sienne. Il semble impossible d’y échapper. Le Dr Reid donne chez lui des dîners où l’on rit beaucoup. Sa Majesté met un terme à ces dissipations en le conviant désormais à ses agapes.
    En été, l’empereur Guillaume II participe avec passion aux régates de Cowes, sur le Solent. Quand il vient voir sa grand-mère à Osborne pour la première fois depuis la mort du pauvre cher Fritz, ils oublient leurs fâcheries et pleurent dans les bras l’un de l’autre. Willy est en admiration devant le personnage de Grand-Maman, qui le tient pour un enfant gâté. « Il paraît content de tout », dit-elle. « Tout à fait ébloui, dira Willy après l’entretien, je me sens comme Macbeth venant de rencontrer les sorcières sur la lande. » Connaissant sa passion pour les uniformes, Victoria lui confère le rang d’amiral de la Navy et passe la flotte en revue avec lui. « Les cuirassés britanniques, dit Guillaume, alliés aux miens et à mon armée, sont la meilleure garantie de la paix. »
    Pendant ce temps, Herbert Bismarck, le fils du Chancelier de fer, trouve le moyen de se quereller avec le prince de Galles. À 48 ans, le sens politique de Bertie n’est pas encore tout à fait aussi délié que sa langue. Il a répété quelques-unes des aigreurs de Vicky. Le jeune Prussien s’avérant aussi vindicatif que son auguste père, les remous prennent une absurde ampleur. Cela n’étonne pas Victoria car c’est bien la moindre des choses qu’elle reproche à Bertie. Ses aventures féminines sont tellement de notoriété publique qu’Alexandra, la princesse de Galles, passe le plus de temps possible loin de lui, de préférence à l’étranger.
    Bertie aimant le tapis vert autant que le turf et les jupons, il se trouve impliqué dans le scandale de Tranby Croft, sa maison de campagne du Yorkshire. Un tricheur dénoncé porte plainte en diffamation, l’héritier du trône répond aux juges d’une voix hésitante, certains journaux de la presse locale le traitent de bon à rien et d’entremetteur. Le Times souhaitant qu’il s’engage par écrit à cesser de jouer, Victoria le convainc finalement d’écrire une lettre de regrets à l’archevêque de Cantorbéry, dans laquelle il affirme qu’il déplore le jeu.
    Son fils aîné le prince Albert Victor, surnommé Eddy, ne se fait pas trop prier pour suivre l’exemple de son père. Son précepteur dit de lui que son esprit est « exceptionnellement dormant », ce qui rappelle le peu de goût de Bertie pour l’étude dans ses vertes années. De surcroît aussi malentendant que sa mère, Eddy souffre du « petit mal », une forme bénigne d’épilepsie. À 25 ans, il a la réputation sulfureuse d’avoir une sexualité déviante et une santé mentale fragile. Outre qu’il boit et fume d’abondance, il est soigné pour la gonorrhée, la syphilis et même la goutte en dépit de son jeune âge. Certains journalistes croient savoir que, malgré les efforts déployés pour étouffer l’affaire, il fait partie des personnalités compromises par le démantèlement d’une maison de passe pour homosexuels à Cleveland Street. Une actrice prétend aussi avoir eu un enfant de lui. Deux ou trois prostituées le font chanter. Avec cela, le prince Albert Victor de Galles, duc de Clarence et d’Avondale, vient en deuxième position, après son père, dans la lignée de succession.
    « Une bonne épouse sensée avec un caractère considérable, dit la reine, voilà ce dont il a le plus besoin, mais où la trouver ? »
    Comment Sa Majesté parvient-elle à avoir connaissance de ces choses que tout le monde s’évertue à lui cacher ? « J’ai les yeux d’Argus, répond-elle, et je m’en sers. » Victoria aurait aimé qu’il épouse sa petite-fille Alicky, la princesse Alix de Hesse, sixième des sept enfants d’Alice. La sage Alix n’en a pas voulu. Elle se destine au grand-duc Serge Alexandrovitch de Russie, le frère cadet du tsar.
    Sa Majesté se tourne alors vers Hélène d’Orléans, petite-fille de Louis-Philippe et fille du prince Philippe, le prétendant au trône de France. Victoria est prête à fermer les yeux sur le catholicisme de la princesse. Hélène accepterait de se convertir et Eddy abdiquerait sa succession au profit de son frère George. L’alliance aurait sans doute eu lieu si le père d’Hélène n’y avait mis son