Victoria
Victoria est très favorablement impressionnée par leur manifeste rigueur. Elle écoute Abdul Karim lui parler de l’islam, notant au passage le respect que les musulmans témoignent au Christ, bien qu’ils ne croient pas à l’existence d’un fils de Dieu. Si la spiritualité de Victoria est intense, ses convictions religieuses sont d’une grande souplesse. Il lui arrive même de pencher pour la théologie unitarienne, et de n’être pas très sûre de croire à la Sainte-Trinité. Quoi qu’il en soit, elle n’a jamais eu aucune patience pour les bigots. Le puritanisme l’insupporte. C’est pour elle un dangereux aveuglement volontaire qui, dans le cas de l’évangélisme d’un Gladstone, par exemple, revient à une sorte de folie. Victoria croit fermement à l’existence d’une vie après la mort, où elle retrouvera Albert. Pour autant, les doctrines lui importent peu, dans la mesure où elles demeurent du domaine des libertés individuelles et ne sont pas érigées en dogmes. Sa défense de l’anglicanisme revêt une importance avant tout politique. Son protestantisme est d’abord l’expression d’une révolte contre ce que les prescriptions du catholicisme romain peuvent avoir à ses yeux d’intolérant.
Après son soixante-huitième anniversaire et sa cinquantième année de règne, une nouvelle Victoria préside plus doucement aux destinées de sa famille et de son pays. Dans les jardins d’Osborne, à l’ombre d’une marquise, servie par deux valets enturbannés, la « grand-mère de l’Europe » prend nonchalamment le thé avec des princesses en canotier, entre « Vicky et la jeune Vicky », la future impératrice d’Allemagne et sa sixième enfant, âgée déjà de 21 ans. Même la compagnie de Bertie lui est désormais plutôt agréable.
« Il est si gentil et affectueux que c’est un plaisir de passer tranquillement quelques moments ensemble. »
Les affaires d’État cessent de la préoccuper à l’excès, dès lors qu’elles sont entre les mains d’un gouvernement conservateur bien assis. Pourtant, les problèmes politiques et sociaux du pays restent intacts sous ce boisseau. Le parti libéral, profondément divisé sur la question du Home Rule, laisse le champ libre à la montée en puissance des socialistes. Le dimanche 13 novembre 1887, à Londres, une grande manifestation est organisée conjointement par la Fédération social-démocrate et la Ligue nationale irlandaise, avec la Société fabienne et la Société laïque. L’East End monte massivement à Trafalgar Square. Policiers et hommes de troupe chargent violemment les manifestants, et bien qu’ils ne fassent usage que de matraques, on déplore trois morts et deux cents blessés. Peu importe que les victimes soient relativement moins nombreuses que lors de certains affrontements au temps du chartisme ou des lois sur la réforme. Des écrivains engagés, comme William Morris et George Bernard Shaw, font une date historique de ce « dimanche sanglant » : « Bloody Sunday » entre avec force dans la légende des luttes sociales, dont il constitue l’une des premières batailles mémorables.
Victoria semble vivre dans un autre monde. Le 9 mars 1888, Guillaume I er décède et Fritz devient l’empereur Frédéric III d’Allemagne. Il s’en est fallu de peu qu’il ne soit déclaré inapte à régner. Un mois auparavant, il a subi une trachéotomie et ne respire plus que par une canule d’argent, qui le fait constamment saigner. À San Remo, où ses médecins l’avaient envoyé, il signe son acte d’accession et confère immédiatement l’ordre de l’Aigle noir à son épouse, utilisant pour ce faire la croix qu’il porte lui-même. Victoria adresse à sa fille des félicitations émues :
« Ma chère impératrice Victoria À MOI , cela semble un rêve impossible : que Dieu la bénisse ! Tu sais combien j’accorde peu d’importance aux rangs et aux titres, mais je ne peux pas nier qu’après tout ce qui a été dit et fait, je suis reconnaissante et fière que le cher Fritz et toi accédiez au trône. »
Le nouveau couple impérial rentre en hâte à Berlin. Le Dr Mackenzie continue de tenir Victoria régulièrement informée de l’état de santé de Fritz. Bientôt, l’empereur déclinant incrimine le médecin anglais, détruisant sa réputation.
Fin mars 1888, Victoria est à Florence, où elle est descendue à la Villa Palmieri. Elle reçoit le roi Humbert II et la
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