Victoria
stalactites de mocarabes en stuc. Des lambrissages ouvragés en tek sombre, des cimaises en mosaïques de pietra dura colorées, ornés de vases fleuris, soulignent la laiteuse blancheur du lieu.
Sur le manteau de la cheminée, un paon aux ailes déployées fait une immense roue, dans une haute voûte soutenue par deux groupes de trois colonnes aux stries verticales contrastées. Au-dessus de la porte aux poignées en forme d’oiseau d’or, près de la loggia des musiciens, trône un éléphantesque Ganesh, seigneur des divinités. Des vitrines rassemblent les présents indiens du jubilé : réplique miniature du canon de Bijapur, sculptures d’ivoire, objets de marqueterie sadeli, maquette d’un palais au mobilier minutieusement détaillé.
Sous les flèches gothiques du palais de Westminster aux mille salles, sur les cuirs verts de la chambre des communes, Gladstone s’évertue à faire bouger le royaume. Il a remodelé son projet de Home Rule en secret pour éviter les chicanes de son cabinet. Il a commis au passage une erreur dans l’estimation financière, qui ralentit considérablement la procédure. Le 1 er septembre 1893, le texte est mis aux voix en troisième lecture, alors que vingt-six clauses sur trente-sept n’ont pas été débattues. Le bouillant tribun radical Joseph Chamberlain accuse Gladstone d’arbitraire et le compare à Hérode. Les nationalistes, se croyant trahis, le traitent de Judas. En un instant c’est la mêlée générale.
Gladstone demeure imperturbablement assis dans une rigide indignation, le visage cramoisi de consternation. Les très honorables gentlemen franchissent la bande rouge pour se bourrer mutuellement de coups de poing et de pied entre les bancs. Ce ne sont plus que nez ensanglantés, insultes bibliques et chapeaux enfoncés sur les yeux. À la longue, le speaker et le sergent d’armes ramènent un semblant d’ordre. Gladstone déclare qu’il est trop sourd et trop aveugle pour avoir entendu ou vu quoi que ce soit. Les députés votent enfin, en quittant la Chambre, qui par la porte des Oui, qui par celle des Non. Au terme d’un certain suspense, le Home Rule est adopté par les Communes avec une trentaine de voix d’écart. Toutefois, il faut encore que les Lords ratifient la loi. Victoria attend leur verdict avec une impatience confiante.
« Ce matin, écrit-elle dans son journal le 9 septembre 1893, est arrivée la nouvelle du vote : pour le Home Rule 41, et contre 419 ! Une majorité écrasante, vraiment, et, chose plus remarquable, la foule dans la rue a poussé des hourras sans équivoque, des hourras pour Lord Salisbury. »
En février 1994, Gladstone revient de Biarritz, où il a vainement tenté de se refaire une santé en se reposant. À l’issue du Conseil des ministres, il est reçu en tête à tête par la reine. Tremblant, chancelant de fatigue, il refuse de s’asseoir en présence de la souveraine, bien qu’elle l’y invite.
« Mr Gladstone, lui dit-elle, vous avez servi au Parlement pendant soixante et un ans ! Tant de manières sont tout à fait absurdes ! »
Le royal froncement de sourcils est un impératif catégorique. Gladstone s’assied pour lui remettre sa lettre de démission. Le moment n’est pas opportun pour former un nouveau cabinet. L’absence de majorité claire aux Communes ne s’y prête pas. Gladstone se retire donc pour raisons de santé, et Victoria l’invite à rester quelques jours à Osborne avec Mrs Gladstone.
Par bien des côtés, Catherine ressemble à William. Protestante rigoureuse, toute de noir vêtue, mère de huit enfants, elle a fondé des orphelinats et des maisons de repos. Ils forment ensemble un couple chrétien inébranlable. Victoria et les Gladstone font de très brèves promenades dans les jardins. La reine souffre toujours d’une jambe. Le G. O. M. se plaint de perdre la vue en plus de l’ouïe.
« La reine conférerait volontiers la pairie à Mr Gladstone, lui dit-elle, mais elle sait qu’il ne l’accepterait pas. »
Avant de prendre congé, Catherine Gladstone demande la permission de s’entretenir avec la reine en privé, d’un sujet dont son mari « ne pourrait pas parler ». Très émue, elle a les larmes aux yeux.
« Quelles qu’aient pu être ses erreurs, dit-elle, son dévouement à Votre Majesté et à la Couronne a été très grand. »
Victoria ne répondant pas, elle répète cette phrase. Puis elle demande la permission de dire à
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