Victoria
d’éperlan, croquettes de poulet aux truffes, noisettes d’agneau aux pointes d’asperges, canetons rôtis aux petits pois, puddings, soufflés au chocolat, glaces, sorbets, et diverses gâteries. En outre, son cuisinier indien lui prépare quelques currys et divers plats épicés. Le tout est arrosé comme il se doit de bons vins français et de quelques verres de whisky écossais. Le chanoine de Westminster, Basil Wilberforce, qui prêche l’abstinence totale d’alcool, n’a pas sur ce point l’approbation de Sa Majesté, qui considère que « c’est une impossibilité ». Pourtant, les chefs africains de son protectorat du Bechuanaland (Botswana), qu’elle reçoit personnellement, lui demandent la permission d’interdire les boissons alcoolisées, qui démoralisent et tuent leurs peuples.
« Hélas ! écrit-elle dans son journal, partout ce terrible mal, qui a un effet si néfaste sur les populations, semble suivre la civilisation ! »
Dans sa petite voiture tirée par un poney, Victoria se promène dans les endroits les moins fréquentés, sans escorte particulière. Des policiers en civil la suivent à distance raisonnable. Au cours de l’une de ces excursions, elle rencontre un paysan avec son âne. L’animal a fière allure, avec son pelage brun et brillant de santé. Ses grands yeux noirs cerclés du même gris pâle que son museau lui font une tête sympathique.
« C’est un bien bel âne que vous avez là ! Comment s’appelle-t-il ?
— Jacquot, madame.
— J’aimerais vous l’acheter. Quel est votre prix ?
— Je l’ai payé cent francs, et encore il n’était pas cher.
— Je vous en donne deux cents francs. Voulez-vous ? Vous pourrez avoir deux ânes avec cela. »
Dans les écuries royales, ce nouveau Cadichon rejoindra Tewfik, un bourricot turc à poil blanc que le général Wolseley a offert à Sa Majesté au retour de la campagne d’Égypte. La vieille dame en noir, qui se promène dans une minuscule charrette à une place tirée par un âne, présente une image humble et bienveillante de la monarchie.
Lorsque Victoria revient de vacances, elle n’est pas fâchée de constater que la situation politique s’éclaircit. Depuis la démission de Gladstone, voici plus d’un an que le cabinet de Rosebery est cloué au pilori de sa succession. Le parti libéral s’est scindé sur la question du Home Rule. De même, les nationalistes irlandais se divisent entre partisans et adversaires de Parnell. Les conservateurs s’allient aux libéraux hostiles au Home Rule, fédérés par Hartington et Chamberlain, pour remporter une majorité aux élections générales de 1895. Au mois de juin, Salisbury est en mesure de former un solide gouvernement unioniste.
Ces ministres patriotes et libre-échangistes ne tardent pas à adopter une politique décidément impérialiste. La concurrence que se font les puissances européennes pour se partager les ressources de l’Afrique va s’accentuant. Depuis le début du siècle, par trois « petites guerres », les Britanniques ont tenté de s’approprier un protectorat en Côte d’Or, en soumettant l’Empire asante (Ghana). Le nouveau commandant en chef des armées britanniques, nommé par Salisbury, est le général Wolseley, dont l’expédition de 1874 n’a pas donné des résultats durables. Divers prétextes sont vite trouvés pour aller s’emparer définitivement des gisements aurifères des Asantes. À la fin de l’année 1895, Sir Francis Scott embarque des troupes indiennes au Cap et remonte la côte africaine vers Accra, pour envahir les terres des Asantes en prenant Kumasi. Robert Baden-Powell le seconde en s’appuyant sur les conflits tribaux pour recruter localement des soldats africains.
Victoria, que la cataracte rend presque aveugle, est soignée par le Pr Hermann Pagenstecher de Wiesbaden, qui lui administre de la belladone. Cette campagne facile ne l’inquiéterait pas autant si le prince Henry de Battenberg, Liko, le mari de Béatrice, ne s’était mis en tête d’y participer à tout prix. Comme la reine s’y oppose, Liko s’adresse directement à Wolseley, qui l’engage comme secrétaire de Scott.
Le 14 décembre, le « terrible anniversaire » de la mort d’Albert revient pour la trente-quatrième fois. Victoria reçoit un télégramme de son petit-fils George, duc d’York, regrettant que son second fils soit né un si triste jour. Pour cette raison, Georgie et May décident
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