Victoria
de ne pas provoquer la Turquie sur la question de la Crète. Devant la pression exercée par ses proches pour qu’elle se sépare de son intrigant munshi , elle souhaiterait que Salisbury lui obtienne un poste diplomatique en Orient. Le public a pu lire dans le Strand quelques pages manuscrites du journal de Victoria en hindoustani, accompagné de leur traduction anglaise. Quand revient le printemps, elle repart vers la Côte d’Azur, en faisant halte à Paris pour recevoir le président Félix Faure dans son wagon. À Cannes, Victoria retrouve Gladstone, qu’elle étonne en lui serrant la main pour la première fois. À Cimiez, la reine descend cette fois-ci à l’hôtel Excelsior, qui devient en son honneur l’Excelsior Regina. Elle y accueille son « Frère », l’empereur d’Autriche. Conversant naturellement avec lui en allemand, elle le prie de la tutoyer – « Aber sagen Sie mir Bitte den “ Du ” ».
Avant son départ, les conjurés du Palais ont confié à Lady Harriet Phipps la délicate mission de convaincre Sa Majesté de ne pas emmener le munshi avec elle sur la Côte d’Azur. Les Français sont gens étranges, qui pourraient se méprendre sur la nature exacte de sa situation. Victoria, tout à coup, a senti monter en elle un de ces incontrôlables mouvements d’humeur, qui semblaient avoir disparu avec Albert. Brandissant sa canne antique, elle a jeté par terre tout ce qui se trouvait sur son bureau. Ses serviteurs indiens la rejoignent malgré tout en voyageant séparément. Elle se résout néanmoins à ce que leurs jours auprès d’elle soient comptés.
Victoria se console en recevant l’actrice Sarah Bernhardt, qui vient tout exprès de Nice pour lui jouer une petite pièce d’Adrien Fleuriet, Jean-Marie . La réputation de cette « mauvaise femme » devrait lui interdire de l’approcher, mais le talent fait tout pardonner.
« C’est extrêmement touchant, et le jeu de Sarah Bernhardt est tout à fait merveilleux, si pathétique et plein de sentiment. Elle paraissait très affectée elle-même, des larmes roulant sur ses joues. Elle a une très belle voix, et elle est très gracieuse dans ses mouvements. »
À la fin de la pièce, Lady Edith Lytton présente formellement l’actrice à Sa Majesté. Encore impressionnée par la représentation, ne pouvant croire que les sentiments qu’elle vient d’exprimer étaient feints, la reine lui demande si elle n’est pas trop fatiguée. « Cela m’a reposée ! » fait la Divine en riant. Au moment de signer le livre d’autographes de la reine, la Scandaleuse se met à quatre pattes au milieu du salon pour parapher l’album à même le tapis, en écrivant sur toute une page : « Le plus beau jour de ma vie ! » Un peu contrariée par cette exubérance, Victoria s’aperçoit d’une regrettable erreur, car ce n’est pas le volume qu’elle réserve aux artistes de scène. On rattrape l’actrice, qui refait sa griffe et se cramponne à cet autre tome qu’elle feuillette, curieuse, en disant : « Un moment, que ça sèche ! »
Le train royal roule lentement dans la nuit, emmenant la reine endormie de Balmoral à Windsor. Elle a fêté son soixante-dix-huitième anniversaire en Écosse, entourée de ses enfants et petits-enfants. Chaque année, la table chargée de cadeaux, dans le salon encombré de fleurs, lui procure toujours le même émerveillement enfantin. Elle est allée, comme d’habitude, fleurir la statue d’Albert et la tombe de Brown. Cette année, les télégrammes n’ont cessé d’arriver, toute la journée et tard dans la nuit suivante : vœux de proches ou messages officiels, de particuliers ou d’établissements, britanniques ou étrangers…
Maintenant Victoria dort, roulant doucement vers les cérémonies du Jubilé. Quand l’aube fait un liseré gris aux voilages des fenêtres, ses dames de compagnie regardent discrètement dehors par l’interstice. Une foule continue, dense et muette, se masse près de la voie, dans les champs et les villages, sur des dizaines de rangs à l’approche des gros bourgs. Dans la lueur brumeuse et rose du jour qui se lève, les hommes brandissent leur chapeau, les femmes agitent leur mouchoir ou envoient des baisers de la main. Ils ne peuvent voir qu’un train poussif et fumant aux rideaux tirés. Le peuple est là, saluant sa souveraine invisible dans un silence si profond que cela semble un songe.
Le 20 juin, Sa Majesté assiste en
Weitere Kostenlose Bücher