Victoria
d’incendier leurs bicoques. Puis ils saccagent les barrières et les jettent aux fossés. Un meneur ayant bizarrement choisi ce nom de guerre biblique, on appelle cela les « émeutes de Rébecca ». Des émissaires chartistes tentent de les organiser. La population soutient massivement ces paysans en colère, réduisant à néant les efforts de la police.
Victoria attend un troisième enfant.
Elle n’est pas vraiment heureuse.
25
Albert avance à quatre pattes sur le tapis, chevauché par « Albert junior », au grand amusement de Pussy. Il aime jouer avec ses enfants, fait pour eux d’énormes bonshommes de neige, imite des animaux pour les faire rire. « Bertie », le jeune prince de Galles, commence tout juste à marcher. Tout comme sa soeur, il porte des robes à volant, sous le genou, serrées à la taille par un ruban noué, avec de courtes manches bouffantes et un ample col, le tout orné de dentelle. Avec ses boucles blondes et ses chaussons, rien ne le distingue en apparence, à cet âge angélique, d’une petite fille. Pussy est une enfant très vive, au caractère affirmé, qui s’exprime fort bien et prononce déjà quelques mots de français.
« Je ne suis pas Pussy. Je suis la princesse royale. »
Ses parents commencent à l’appeler aussi « Vicky ». La reine ne tarit pas d’éloges sur sa fille aînée, dont elle magnifie les talents et les progrès dans ses lettres à Léopold. La comparaison avec le pauvre Bertie n’est pas à l’avantage du petit prince.
« Je pense vraiment que peu d’enfants sont aussi précoces. Elle est décidément une adorable petite compagne. Le Bébé est tristement attardé, mais il grandit aussi, et il est très fort. »
Une fois de plus, sa maternité déprime Victoria. Bien que physiquement elle ne souffre pas particulièrement, l’angoisse la tenaille. Il semble qu’à chacune de ses grossesses successives, sa peur de mourir en couches augmente. Pour Léopold, elle s’efforce de faire bonne figure, et se retient tout de même de trop se plaindre.
« Mes pauvres nerfs ! Bien que, Dieu merci ! ils aillent presque tout à fait bien maintenant, ils ont été si éprouvés la dernière fois que j’en ai souffert pendant toute une année. Mais, hormis la contingence de ces nerfs, je suis forte et en bonne santé, et si seulement mon bonheur continue, je peux supporter tout le reste avec plaisir. »
Albert redouble d’attentions et de prévenances. Les tables contiguës ont pour l’instant fait place à des bureaux séparés. Toujours levé bien avant l’aube, en robe de chambre de cachemire, le prince travaille à la lueur de sa lampe verte. Il annote et classe les documents pour Victoria, étudie les dépêches, rédige des mémorandums sur les questions importantes et de minutieux comptes rendus de ses conversations avec les ministres. Chaque texte qu’il lui remet est impeccablement présenté, avec des titres à l’encre rouge. Il lit les journaux, découpant et marquant des articles pour elle. Puis, vers 7 h 30, il vient doucement la réveiller.
« Kleine Weibchen… Es ist Zeit… Petite femme… C’est l’heure… »
Vers la fin de la matinée, quand elle a pris connaissance des documents qu’il a préparés pour elle, il vient dans le bureau de la reine pour parler des affaires. Il lui fait la lecture de l’ Histoire constitutionnelle de l’Angleterre de Henry Hallam. Lorsqu’une récréation s’impose, elle relit à haute voix quelques pages de Walter Scott.
« Je me risquerai à dire, écrit Victoria, que non seulement aucun ménage royal n’est l’égal du nôtre, mais aussi qu’aucun autre ménage ne soutient la comparaison avec le nôtre, et que personne ne peut être comparé, sous tous rapports, à mon très cher ange ! »
Il est notoire que la royauté britannique est désormais celle d’un couple. C’est une famille qui règne sur les destinées de la nation. Les railleurs ne se privent pas d’ironiser. Lord Brougham, ténor politique de la décennie précédente, détenteur du record de durée d’un discours à la Chambre des lords pour avoir réussi le tour de force d’y parler sans interruption pendant six heures, est un lettré à la plume espiègle. Il appelle gentiment Victoria « la reine Albertine ».
Il n’est pas du goût de tous que la monarchie s’embourgeoise. Albert demeure un hobereau germanique, qui ne montre que très peu d’intérêt pour la belle société. Il
Weitere Kostenlose Bücher