Victoria

qu’il en parle à qui veut l’entendre, y compris à certaines dames de ses salons qui se chargent d’en faire courir le bruit. Car enfin, il demeure, pour quelque temps encore, le leader de l’opposition. En tant que tel, il ne se prive d’ailleurs pas d’attaquer violemment à la Chambre la politique économique de Sir Robert Peel.
    Albert, qui se donne pour mission de veiller à ce que la reine se tienne scrupuleusement au-dessus des partis, s’en alarme. Plus intérieurement, il n’entend pas permettre à quiconque de s’immiscer entre Victoria et lui, et certainement pas dans des domaines aussi sensibles. Il s’en ouvre donc à Stockmar, qui rédige un mémorandum, dont il charge Anson d’aller très poliment communiquer les conclusions à Melbourne.
    L’ancien Premier ministre reçoit l’émissaire du prince chez lui, dans ses appartements superbement désordonnés, où un fatras de livres se mêlent aux flacons et aux reliefs de ses copieuses collations. Il écoute ce discours déférent, mais ferme, en bouillant toujours davantage.
    « Sacré nom de dieu ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! s’exclame-t-il en arpentant la pièce, dans la plus vive excitation. Je ne peux tout de même pas abandonner tout à fait ma position dans le pays, et je ne pense pas, non plus, que ce soit l’intérêt de la reine que je le fasse ! »
    La correspondance continue. Melbourne, loin d’en perdre l’appétit, dévore tant et plus. Il a depuis longtemps l’habitude, lorsqu’il rentre de la Chambre des lords au milieu de la nuit, de se faire servir un dîner pantagruélique avant de se mettre au lit. Sa silhouette est de plus en plus imposante.
    « Il fait de son mieux, prétend Lady Lyttleton, pour se révolutionner l’estomac tous les jours avec des consommés, des truffes, des poires, des glaces et des anchois. »
    Au mois d’octobre 1842, il est victime d’un sévère transport au cerveau. Hémiplégique et dépressif, il n’a plus toute sa tête. Son rôle politique a brutalement pris fin. Recueilli d’abord par son frère, Lord Beauvale, Melbourne est désormais un vieil homme fantasque, aux cheveux blancs, qui traîne la jambe. Il partage ses jours entre sa maison de Brocket, dans le Hertfordshire, et Broadlands, la demeure de Palmerston dans le Hampshire.
    Victoria et Albert, dans leurs fréquents tête à tête, ont longuement évoqué l’éloignement nécessaire de Lehzen et de Melbourne. Ils se félicitent de leur bonheur conjugal. Victoria met leurs disputes passées au compte de sa fatigue nerveuse, bien naturelle après une deuxième grossesse fort éprouvante. Soucieuse d’analyser son caractère pour en corriger les défauts, elle relit son journal. Certaines pages trahissent son infatuation excessive d’autrefois pour Lord Melbourne, qu’elle trouve regrettable. Elle la commente dans la marge.
    « En relisant ceci, je ne peux m’empêcher de remarquer quelle sorte bien artificielle de bonheur était autrefois le mien , et quelle bénédiction c’est pour moi d’avoir aujourd’hui le bonheur réel et solide de mon mari bien-aimé, qu’aucune politique, aucun revers du monde ne peuvent changer. Les choses n’auraient pu durer longtemps telles qu’elles étaient autrefois, car après tout, aussi excellent et bon que soit Lord M. et aussi bon qu’il ait été pour moi, c’était seulement dans la société que je trouvais de l’amusement et je vivais seulement sur cette ressource superficielle, dont je pensais autrefois que c’était le bonheur ! Dieu merci ! Pour les autres et pour moi , cela a changé, et je sais ce qu’est le réel bonheur . – VR. »
    Au mois de novembre, Victoria et Albert passent quelques jours en famille au château de Walmer, mis à leur disposition par le duc de Wellington. C’est l’un des « châteaux henriciens », bâtis par Henry VIII pour défendre les côtes anglaises contre les attaques éventuelles des puissances catholiques, la France et l’Espagne. Dans ce cadre médiéval, Albert prend le temps de jouer avec les enfants. Le paisible bonheur de la famille royale paraît un îlot bien précaire, dans un monde à l’instabilité troublante. Au cours de leurs matinées de travail, le prince et la reine évoquent quelques-uns des événements les plus marquants de l’année qui se termine.
    Tandis que l’Espagne et le Portugal se débattent avec des insurrections inquiétantes, la France de Louis-Philippe n’est