Victoria
visite inattendue, en compagnie du roi de Saxe. Le personnage de l’empereur est surprenant, dont le regard mélancolique contraste étonnamment avec une bruyante franchise et une virile prestance guerrière. Il adore le faste médiéval de Windsor. Dès son arrivée, il demande un peu de paille des écuries pour dormir. Il en fait remplir un grand sac de cuir, qu’il jette à même le sol, car il ne veut jamais d’autre lit.
L’empereur passe les troupes en revue avec la reine, et l’accompagne aux courses d’Ascot, où il se rend populaire en fondant un prix annuel de 500 livres. À Londres, il réside au palais de Buckingham. Les réjouissances s’enchaînent : un concert est donné en son honneur, puis Albert le conduit à Chiswick, chez le duc de Devonshire. Victoria, qui est alors dans son septième mois de grossesse, reste quelque peu en retrait de cette agitation.
Le tsar Nicolas n’en fait pas vraiment mystère : le but de sa visite est de se rendre compte par lui-même des possibilités qu’il y aurait de détacher la Grande-Bretagne de son alliance avec la France. Victoria étant une femme, c’est au prince Albert et à Sir Robert Peel qu’il s’adresse. Elle écoute, avec un effarement bien dissimulé, les imprécations qu’il lance, d’une voix de stentor, contre les Français et les Turcs.
L’Empire ottoman, Nicolas n’en doute pas, est au bord de l’effondrement. Il serait bon que la Grande-Bretagne et la Russie s’entendissent, pour prévoir les événements qui ne manqueront pas de se produire dans un proche avenir. Les Anglais, toutefois, ne sont pas convaincus que la Turquie se trouve dans une situation d’une telle urgence. Ils ne savent s’ils doivent interpréter les paroles du tsar comme des déclarations qui révèlent ses ambitions sur certains territoires turcs.
« Je ne convoite pas un pouce de sol turc pour moi-même, assure-t-il à Sir Robert Peel, mais je ne permettrai pas non plus à qui que ce soit d’autre d’en avoir un. »
Une telle remarque vise évidemment la France : le soutien qu’elle apporte à Méhémet-Ali trahit ses vues sur l’Égypte.
« La Grande-Bretagne n’a d’autre ambition en Égypte, dit Peel, que de s’assurer qu’aucun gouvernement égyptien ne soit susceptible de gêner le libre passage du commerce et du courrier britanniques.
— La Grande-Bretagne, ajoute le prince Albert, entend maintenir le statu quo en Turquie.
— En ce qui concerne la France, reprend Peel, notre politique est favorable à ce que l’héritier du trône, après Louis-Philippe, soit le plus proche héritier de la maison d’Orléans. »
À Londres, l’opinion publique accueille la présence de l’empereur avec beaucoup de mécontentement. Bien que cela ne puisse se dire ouvertement, la main de la Russie dans les coulisses de la guerre d’Afghanistan ne fait de doute pour personne. À Paris, également, la presse s’émeut. Le séjour du tsar à Londres, probablement motivé par celui de Victoria et Albert au château d’Eu, vient évidemment perturber l’Entente cordiale.
« Si les Français sont fâchés de cette visite, écrit Victoria à Léopold, leur cher roi et leurs princes n’ont qu’à venir ici. »
Ce serait une circonstance bien extraordinaire : jamais un roi de France n’a mis le pied sur le sol britannique ! Cela paraît d’autant plus difficile que les deux pays semblent à ce moment au bord de la guerre. En effet, en novembre 1843, l’amiral Dupetit-Thouars a pris possession de Tahiti, plaçant l’île sous protectorat français. Le consul britannique, Mr Pritchard, pour avoir tenté de soulever les Tahitiens contre les missionnaires catholiques, a été jeté en prison par le commandant d’Aubigny, puis expulsé de l’île. Sir Robert Peel exige des réparations. En Grande-Bretagne et en France, on bout d’une indignation réciproque.
L’empereur Nicolas I er , dès son retour à Saint-Pétersbourg, fait rédiger par le comte Nesselrode un mémorandum de ses conversations avec les dirigeants britanniques. Il leur en envoie une copie, qu’il leur demande de signer. Robert Peel et Lord Aberdeen se contentent de verser le document aux archives du Foreign Office.
Le 6 août 1844, au milieu des tractations houleuses avec la France sur la question tahitienne, Victoria donne naissance à son quatrième enfant, le prince Alfred. Au nombre de ses parrains se trouve Guillaume, le frère et l’héritier du
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