Victoria
noir est de rigueur à Buckingham comme à Windsor – et en toutes circonstances. Les bijoux ont presque entièrement disparu et les femmes portent de longues robes sans parure, dissimulant leurs visages lugubres derrière des voiles interminables. Victoria, enceinte de son quatrième enfant, ne peut poser les yeux sur son cher ange sans qu’ils s’emplissent de larmes. La tristesse qu’elle éprouve est pure compassion pour Albert. Elle s’y abandonne avec une morbide délectation.
« Nous aimons nous accrocher à notre chagrin », dit-elle.
Pourtant, elle a très peu connu son beau-père. Le prince Ernest de Saxe-Cobourg était un personnage peu sympathique et indélicat : il leur avait écrit une lettre désagréable parce qu’ils n’avaient pas donné son nom à leur premier garçon. Dépensier, accablé de dettes, il avait dû emprunter de l’argent à Victoria. Néanmoins, Albert est inconsolable.
« Tu es désormais tout pour moi, déclare-t-il à Victoria.
— Oh ! Si seulement je peux l’être, je n’en serai que trop heureuse. »
Le deuil est une étrange douleur, que les époux savourent avec plaisir. L’indifférence qu’ils devinent sous la consternation de circonstance qu’ils imposent à leur entourage les isole dans un silence au parfum de fruit défendu. À leurs regrets se mêle un sentiment doux-amer de culpabilité. Car ils réprouvaient le prince Ernest, dont le décès paraît une rétribution de sa vie dissolue. Albert le tenait en partie pour responsable du triste destin de sa mère défunte, qu’il avait bannie de Cobourg pour des infidélités qui ne faisaient que répondre aux siennes. La débauche et les dettes qu’elle entraîne, voilà tout ce qu’Albert exècre, et la mort de son père vient tristement lui donner raison. Les éloges funèbres pleuvent sur l’anathème et l’effacent. Les larmes de Victoria coulent sur les lettres qu’elle écrit à Léopold.
« Vous devez maintenant être un père pour nous, pauvres enfants affligés au cœur brisé. Vous décrire tout ce que nous avons souffert, tout ce que nous souffrons, serait difficile. Dieu nous a lourdement frappés. Nous nous sentons écrasés, submergés, courbés par la perte d’un être qui méritait tant d’être aimé et, je peux le dire, adoré par ses enfants et sa famille. Je l’aimais et le considérais comme mon père. »
Le frère aîné d’Albert, Ernest, au caractère si semblable à celui de son père, hérite d’une principauté de Cobourg piètrement gouvernée, mais théâtralement endeuillée. Albert se voit contraint de s’y rendre, pour régler ses propres affaires et tourner définitivement la page de sa vie de prince allemand. C’est la première fois que les époux se séparent pour plus de quelques heures, et c’est un déchirement. Louise, reine des Belges, vient à Londres tout exprès pour tenir compagnie à Victoria, et l’aider à surmonter l’absence de son ange. Albert n’a pas atteint Douvres qu’il écrit déjà à sa bien-aimée. D’Ostende, il écrit encore :
« Chaque pas me sépare davantage de toi et ce n’est pas une pensée réconfortante. »
De Cobourg, plusieurs fois par jour, le « fidèle et tendre Albert » envoie à sa reine des lettres où il glisse telle ou telle fleur qu’il a cueillie pour elle au cours de ses promenades mélancoliques sur les lieux de son enfance.
« Pauvre petite ! Sans doute, au moment où je t’écris, te prépares-tu pour le déjeuner, et tu vas trouver la place vide que j’occupais encore hier. Dans ton cœur, je l’espère, ma place n’est pas vide. »
Il n’y a pas que dans les affections de la reine que l’éloignement du prince laisse un grand vide. Toute la cour, inquiète et esseulée, compte les jours avec impatience.
Quand Albert revient enfin, après une petite semaine, la joie des retrouvailles est l’occasion de relâcher un peu la sévérité du deuil. Victoria meurt d’envie de voir le Général Tom Pouce, principale attraction du cirque Barnum, qui se produit à l’Egyptian Hall de Picadilly. L’entrepreneur de spectacles américain Phineas Taylor Barnum a fait du nain Charles Sherwood Stratton une star internationale. Avec son sens inné de la publicité, il sait tourner cette invitation à son avantage.
« Fermé ce soir, le Général Tom Pouce étant à Buckingham Palace, sur ordre de Sa Majesté. »
Stratton, qui ne mesure pas plus de 94 centimètres, paraît
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