Vie de Benjamin Franklin, écrite par lui-même - Tome II
inutile de chercher à le prouver par d'autres témoignages.
Les causes de la cherté du travail dans nos états américains, ne peuvent donc que se fortifier sans cesse ; puisque l'agriculture et la population y font des progrès si rapides, que tous les genres de travaux y augmentent proportionnément.
Ce n'est pas tout. Le taux élevé des salaires qu'on y donne en argent, prouve qu'ils sont encore meilleurs qu'on ne peut le juger au premier coup-d'œil ; et pour s'en former une juste idée, il faut être instruit d'une circonstance importante.—Dans toutes les parties de l'Amérique septentrionale, les denrées de première nécessité sont à meilleur marché qu'en Angleterre.
On n'y éprouve jamais de disette.
Dans les années les plus stériles, la récolte suffit toujours à la consommation des habitans, et ils ne sont obligés que de diminuer l'exportation de leurs denrées. Or, le prix du travail en argent y étant plus haut qu'en Angleterre, et les denrées moins chères, le salaire réel, c'est-à-dire, la quantité d'objets de première nécessité, que le journalier peut acheter, en est d'autant plus considérable.
Il me reste à expliquer comment le haut taux des salaires en Amérique les fera monter en Europe.
Deux causes différentes concourront à produire cet effet. La première est la plus grande quantité de travail que l'Europe aura à faire, par rapport à l'existence d'une grande nation [Les habitans des États-Unis.] de plus dans le monde commerçant, et de son accroissement continuel ; et la seconde l'émigration des journaliers européens, ou seulement la possibilité qu'ils auront d'émigrer pour se rendre en Amérique, où le travail est mieux payé.
Il est certain que plusieurs millions d'hommes de plus existans dans le monde commerçant, nécessitent l'augmentation du travail en Europe, dans l'agriculture, les manufactures, le commerce, la navigation. Or, la somme du travail, annuel devenant plus considérable, le travail sera payé un peu plus chèrement ; et le taux du salaire journalier de l'ouvrier augmentera par cette concurrence.—Par exemple, s'il a cent mille pièces d'étoffe, vingt mille pièces de vin, dix mille barriques d'eau-de-vie à fournir de plus aux Américains, non-seulement le travail des hommes nécessaires à la production et à la fabrication de ces marchandises, mais toutes les autres sortes de travaux augmenteront de prix.
Le taux des salaires en Europe haussera encore par une autre cause, qu'il importe de bien connoître.
J'ai déjà dit que les salaires ne doivent pas être estimés seulement d'après la quantité d'or ou d'argent, ni même d'après la quantité de subsistances que le salarié reçoit par jour, mais aussi d'après le nombre de jours où il a du travail ; car ce n'est que par ce calcul qu'on peut véritablement savoir ce qu'il a chaque jour de sa vie. N'est-il pas clair que celui qui seroit payé à raison de quarante sous par jour et manqueroit de travail la moitié de l'année, n'auroit réellement que vingt sous pour vivre, et que sa condition seroit moins avantageuse que celle du salarié, qui, ne recevant que trente sous, pourroit travailler tous les jours ? Ainsi, les Américains fesant augmenter en Europe la demande et le besoin de travail, y feront aussi nécessairement augmenter les salaires, quand on supposeroit même que le prix de la journée du salarié restât au même taux.
Peut-être m'objectera-t-on que cette nation nouvelle contiendra dans son sein tous ceux qu'elle fera travailler ; qu'ainsi son existence n'ajoutant rien à la quantité de travail à faire en Europe ne sera d'aucun avantage pour les hommes qui font ce travail. Mais je réponds qu'il est impossible que les États-Unis de l'Amérique, tels qu'ils sont aujourd'hui, et à plus forte raison lorsque leur population et leurs richesses seront doublées, quadruplées, n'employent pas, d'une manière ou d'autre, le travail des Européens.—Cela est impossible, parce qu'à cet égard les Américains ne seront point dans une situation différente du reste des sociétés politiques, qui toutes ont besoin les unes des autres.
La fécondité du sol de l'Amérique, l'abondance et la variété de ses productions, l'activité et l'industrie de ses habitans, et la liberté du commerce dont l'indépendance américaine occasionnera tôt ou tard l'établissement en Europe, assurent les relations de l'Amérique avec les autres pays ; parce qu'elle fournira aux autres
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