Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
dissertions sur ce que nous avions lu. Ralph étoit disposé à se livrer tout entier à la poésie. Il se flattoit de devenir supérieur dans cet art, et de lui devoir un jour sa fortune.
Il prétendoit que les plus grands poëtes, en commençant à écrire, avoient fait non moins de fautes que lui. Osborne cherchoit à le dissuader, il l'assuroit qu'il n'avoit point un génie poétique, et lui conseilloit de s'attacher à la profession dans laquelle il avoit été élevé.
«Dans la carrière du commerce, lui dit-il, vous parviendrez, quoique vous n'ayiez point de capitaux, à vous procurer de l'emploi comme facteur, et vous pourrez, avec le temps, acquérir les moyens de vous établir pour votre compte».—J'approuvois l'opinion d'Osborne : mais je prétendois aussi qu'il nous étoit permis de nous amuser quelquefois à faire des vers, afin de perfectionner notre style. En conséquence, il fut décidé qu'à notre prochaine entrevue, chacun de nous apporteroit une petite pièce de poésie de sa composition. Notre objet, dans ce concours, étoit de nous perfectionner mutuellement par nos remarques, nos critiques et nos corrections ; et comme nous n'avions en vue que le style et l'expression, nous interdîmes toute invention, en convenant que nous prendrions pour tâche une version du dix-huitième pseaume, dans lequel est décrite la descente de la divinité.
Le terme de notre rendez-vous approchoit, lorsque Ralph vint me voir, et me dit que sa pièce étoit prête. Je lui avouai que j'avois été paresseux, et que me sentant fort peu de goût pour ce travail, je n'avois rien fait. Il me montra sa pièce et me demanda ce que j'en pensois. J'en fis un très-grand éloge, parce qu'elle me parut réellement le mériter. Alors il me dit :—«Osborne n'avouera qu'aucun de mes ouvrages soit de quelque prix. L'envie seule lui dicte mille critiques. Il n'est point jaloux de vous. Ainsi, je vous prie de prendre ces vers, et de les présenter comme si vous les aviez faits.
Je déclarerai que je n'ai eu le temps de rien composer. Nous verrons alors ce qu'il dira de cette pièce».—Je consentis à ce que désiroit Ralph, et je me mis aussitôt à copier ses vers, afin d'éviter tout soupçon.
Nous nous rassemblâmes. L'ouvrage de Watson fut lu le premier. Il renfermoit quelques beautés et de nombreux défauts. Nous lûmes ensuite la pièce d'Osborne, et nous la trouvâmes bien supérieure. Ralph lui rendit justice. Il y remarqua quelques fautes, et applaudit les endroits qui étoient excellens. Il n'avoit lui-même rien à montrer. C'étoit mon tour. Je fis d'abord quelques difficultés, je feignis de désirer qu'on m'excusât ; je prétendis que je n'avois pas eu le temps de faire des corrections. Mais aucune excuse ne fut admise ; il fallut produire la pièce. Elle fut lue et relue. Waston et Osborne lui cédèrent aussitôt la palme, et se réunirent pour l'applaudir. Ralph seul fit quelques critiques et proposa quelques changemens : mais je défendis la pièce. Osborne se joignit à moi, et dit que Ralph ne s'entendoit pas plus à critiquer des vers qu'à en faire.
Quand Osborne fut seul avec moi, il s'exprima d'une manière encore plus énergique en faveur de ce qu'il croyoit mon ouvrage. Il m'assura qu'il s'étoit d'abord un peu contraint, de peur que je ne prisse ses éloges pour de la flatterie.—«Mais, qui auroit pu croire, ajouta-t-il, que Franklin eût été capable de composer de pareils vers ? Quel pinceau ! quelle énergie ! quel feu ! Il a surpassé l'original. Dans la conversation ordinaire il semble n'avoir point un choix de mots. Il hésite, il est embarrassé ; et, cependant, bon dieu ! comme il écrit !»
À l'entrevue, qui suivit celle-ci, Ralph découvrit le tour que nous avions joué à Osborne ; et ce dernier fut raillé sans pitié.
Cette aventure confirma Ralph dans la résolution où il étoit de devenir poëte.
Je n'épargnai rien pour l'en détourner : mais il y persévéra, jusqu'à ce qu'enfin la lecture de Pope [Probablement la Dunciade, où Pope a immortalisé Ralph de cette manière :
Quand Ralph hurle à Cynthie, et rend la nuit affreuse,
Vous, Loups, faites silence ; Hiboux, répondez lui !] le guérit. Il écrivoit, cependant, assez bien en prose. Par la suite, je m'entretiendrai encore de lui : mais comme il est vraisemblable que je n'aurai plus occasion de parler des deux autres, je dois observer ici que, peu d'années après, Watson mourut dans mes bras. Il
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