Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
questions, qui paroissoient d'abord très-étrangères aux points que nous discutions, mais qui néanmoins l'y ramenoient par degrés, et le fesoient tomber dans des difficultés et des contradictions dont il ne pouvoit plus se tirer, qu'il en devint d'une circonspection ridicule. Il n'osoit plus répondre aux interrogations les plus simples, les plus familières, sans me dire auparavant :—«Que prétendez-vous inférer de là» ?—Toutefois, il prit une si haute idée de mes talens, qu'il me proposa sérieusement de devenir son collègue dans l'établissement d'une nouvelle secte. Il devoit propager sa doctrine en prêchant, et moi je devois réfuter tous les opposans.
Quand il s'expliqua avec moi sur ses dogmes, j'y trouvai beaucoup d'absurdités, que je refusai d'admettre, à moins qu'il ne voulût à son tour adopter quelques-unes de mes opinions. Keimer portoit une longue barbe, parce que Moïse a dit quelque part :—«Tu ne gâteras pas les coins de ta barbe».—Il observoit aussi le jour du sabbat ; et ces deux points lui paroissoient très-essentiels.
Ils me déplaisoient l'un et l'autre.
Mais je consentis à y adhérer, si Keimer vouloit s'abstenir de manger d'aucune espèce d'animal.—«Je crains, dit-il, que ma constitution ne puisse pas y résister».—Je l'assurai qu'au contraire, il s'en trouveroit beaucoup mieux. Il étoit naturellement gourmand, et je voulois m'amuser à l'affamer. Il se décida à faire l'essai de ce régime, pourvu que je voulusse m'y astreindre avec lui ; et, en effet, nous l'observâmes pendant trois mois. Une femme du voisinage préparoit nos alimens et nous les apportoit. Je lui donnai une liste de quarante plats, dans la composition desquels il n'entroit ni viande ni poisson. Cette fantaisie me devenoit d'autant plus agréable, qu'elle étoit à fort bon compte ; car notre nourriture ne nous coûtoit pas à chacun, plus de dix-huit pences [C'est-à-dire trente-six sols tournois.] par semaine.
Depuis cette époque, j'ai observé très-rigoureusement plusieurs carêmes, et je suis revenu tout d'un coup à mon régime ordinaire, sans en éprouver la moindre incommodité ; ce qui me fait regarder comme inutile, l'avis qu'on donne communément, de s'accoutumer par degrés à ces changemens de nourriture.
Je continuois gaiement à vivre de végétaux : mais le pauvre Keimer souffroit terriblement. Ennuyé de notre régime, il soupiroit après les pots de viande d'Égypte. Enfin, il commanda qu'on lui fît rôtir un cochon de lait, et m'invita à dîner avec deux femmes de notre connoissance. Mais voyant que le cochon de lait étoit prêt un peu avant notre arrivée, il ne put résister à la tentation, et il le mangea tout entier.
Dans le temps dont je viens de parler, je rendois des soins à miss Read. J'avois pour elle beaucoup d'estime et d'affection, et tout me donnoit lieu de croire qu'elle répondoit à ces sentimens.
Nous étions jeunes l'un et l'autre, n'ayant guère plus de dix-huit ans ; et comme j'étois sur le point d'entreprendre un long voyage, sa mère jugea qu'il étoit prudent de ne pas nous engager trop avant pour le moment. Elle pensoit que si notre mariage devoit avoir lieu, il valoit mieux que ce fût à mon retour, lorsque je serois établi, comme j'y comptois : peut-être croyoit-elle aussi que mes espérances à cet égard n'étoient pas aussi bien fondées que je l'imaginois.
Mes amis les plus intimes étoient alors Charles Osborne, Joseph Watson et James Ralph, qui tous aimoient beaucoup la lecture. Les deux premiers étoient clercs de M. Brockden, l'un des principaux procureurs de Philadelphie ; l'autre étoit commis chez un négociant. Watson étoit un jeune homme honnête, sensé et très-pieux. Les autres étoient plus libres dans leurs principes religieux, sur-tout Ralph, dont j'avois moi-même contribué à ébranler la foi, ainsi que celle de Collins. L'un et l'autre m'en ont justement puni. Osborne avoit de l'esprit, et étoit sincère et ardent en amitié ; mais il aimoit trop la critique en matière de littérature. Ralph étoit ingénieux, subtil, plein d'adresse, et extrêmement éloquent. Je ne crois pas avoir jamais vu un plus agréable parleur. Ils cultivoient les muses, ainsi qu'Osborne ; et ils s'étoient déjà essayés tous deux, par quelques petites poésies.
Le dimanche, j'avois coutume de faire d'agréables promenades avec ces amis, dans les bois qui bordent le Skuylkil. Nous y lisions ensemble, et ensuite nous
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