VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS
Monsieur », répondis-je. – « Eh bien, viens avec moi. Dieu t’a fait grâce en te mettant sur mon chemin ; tu as dû dire aujourd’hui quelque bonne oraison. »
Je le suivis, remerciant Dieu pour ce que je venais d’entendre, et aussi parce qu’à son habit et maintien je reconnus que ce maître était celui dont j’avais besoin.
Il était de bon matin lorsque je rencontrai ce troisième maître, qui me fit traverser derrière lui une grande partie de la cité. Nous passâmes par les places où l’on vendait le pain et les autres provisions. Je pensais, voire même désirais qu’il m’y chargeât de vivres, car c’était l’heure précisément où l’on a coutume de se pourvoir du nécessaire ; mais à grandes enjambées il passait devant ces choses. « Peut-être n’y voit-il rien qui soit à son goût et veut-il que nous achetions ailleurs », me disais-je.
Nous marchâmes ainsi jusqu’à onze heures sonnées. Alors il entra dans la grande église, et moi après lui, et je le vis ouïr la messe et les autres offices divins fort dévotement jusqu’à ce que tout fût fini et les gens retirés. Puis nous sortîmes et, allongeant le pas, commençâmes à descendre une rue. Je le suivais, le plus joyeux du monde de ce que nous ne nous étions pas occupés de chercher notre nourriture, estimant que mon nouveau maître était homme qui se pourvoyait en gros et que le dîner devait être déjà servi tel que je le pouvais désirer, et en avais même besoin.
L’horloge sonna une heure après midi au moment où nous arrivâmes devant une maison, au seuil de laquelle mon maître s’arrêta, et moi aussi ; et renversant le bord de son manteau sur son côté gauche, il tira de sa manche une clef et ouvrit la porte. Nous pénétrâmes dans la maison, dont l’entrée était si obscure et lugubre qu’elle paraissait devoir terrifier ceux qui s’y engageaient, combien qu’à l’intérieur il y eût une petite cour et des chambres passables.
Aussitôt que nous fûmes entrés, mon maître ôta de dessus lui son manteau, et, après m’avoir demandé si j’avais les mains nettes, me le fit secouer et plier avec lui ; puis, soufflant très proprement un siège de pierre, l’y déposa. Cela fait, il s’assit à côté de son manteau et s’informa très particulièrement d’où j’étais et comment j’étais venu en cette cité. Je lui en donnai plus long compte que je n’eusse voulu, car il me semblait être plutôt l’heure de mettre la table et dresser le potage que de répondre à des questions. Toutefois je le satisfis à l’endroit de ma personne du mieux que je sus mentir, lui disant mes qualités et taisant le surplus, qui ne me parut pas pour être dit en chambre.
Après cela, il resta un moment silencieux, ce que je tins pour un fâcheux présage, attendu qu’il était déjà près de deux heures et que je ne lui voyais pas plus d’envie de manger qu’à un mort. Puis je considérais ceci : qu’il tenait sa porte fermée à clef, qu’on n’entendait en haut ni en bas nulle personne vivante marcher par la maison, et que tout ce que j’y avais vu étaient des murs, sans chaise, dressoir, banc ni table, sans même un coffre comme celui d’antan. Cette maison enfin paraissait enchantée.
Là-dessus, il me demanda : « Garçon, as-tu mangé ? » – « Non, Monsieur », répondis-je, « car huit heures n’avaient pas encore sonné lorsque je rencontrai Votre Grâce. » – « Eh bien, moi, pour matin qu’il fût, j’avais mangé, et je dois te dire que quand je mange ainsi quelque chose, je reste jusqu’au soir sans rien prendre. Ainsi, passe-toi comme tu pourras, nous souperons plus tard. »
Croyez bien, Monsieur, que lorsque j’ouïs cela, il s’en fallut de peu que je ne tombasse de mon haut, non pas tant de faim, que parce que je connus clairement que Fortune m’était en tout contraire : je me rappelai de nouveau toutes mes fatigues et recommençai à pleurer mes misères. À la mémoire me vint cette considération que je fis lorsque je pensai quitter le prêtre : que bien qu’il fût maître néfaste et misérable, par aventure il pourrait m’arriver d’en rencontrer un pire. Finalement je pleurai ma laborieuse vie passée et ma prochaine mort à venir.
Toutefois, dissimulant du mieux que je pus, je lui dis : « Monsieur, je suis enfant et ne me tourmente pas beaucoup pour manger ; Dieu soit béni, je puis me vanter d’être des moins
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